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entrepreneurs en reviendront à la forme consacrée, au salariat pur et simple : mais alors les colons d’Oran succomberont sous l’alternative qui paralyse aujourd’hui l’Algérie entière. S’ils offrent, en argent ou en objets de consommation, un salaire suffisant pour un bon ouvrier chef de famille, ils seront écrasés sous les frais de la main-d’œuvre. Si le prix offert au travail n’est pas assez attrayant pour qu’une famille consente à s’expatrier, il y aura, comme aujourd’hui, pénurie de bras, et la terre restera dans l’inculture. M. de Lamoricière croit peut-être faire beaucoup pour l’ouvrier en lui assurant la propriété de quatre hectares de terres labourables après l’accomplissement de toutes les obligations contractées envers son maître. Nous doutons fort qu’une promesse aussi vague soit une amorce bien puissante. A quelles conditions, après quels services l’ouvrier entrera-t-il en possession de son domaine ? Voilà ce qu’il importerait de savoir, et c’est précisément ce qu’on ne dit pas. Si on doit livrer au laboureur un coin de terre inculte sans lui avoir procuré d’une manière quelconque les moyens de le féconder, l’avantage qu’on lui propose est dérisoire. Il y a plus, l’intérêt de l’entrepreneur est qu’en aucun cas l’ouvrier ne puisse vivre indépendant par l’exploitation de son petit champ, car aussitôt ce dernier abandonnerait son ancien patron ou lui ferait la loi, et le travail de la grande propriété resterait désorganisé. Nous touchons là le vice radical du projet, qui est de ne pas pouvoir être accepté plus loyalement par les capitalistes que par les prolétaires, de n’offrir aucun appât réel, aucune garantie sérieuse à la classe qu’il importe d’attirer en Afrique, et, suivant la rude expression du maréchal Bugeaud, de livrer les pauvres pieds et poings liés à la cupidité des spéculateurs. L’honnête laboureur, l’homme robuste et laborieux à qui l’occupation ne manque pas en France, ne passera pas les mers sur les vagues promesses d’un contrat suspect. On nous dira que nos prévisions sont chimériques, que les demandeurs de concessions assiègent les bureaux, et qu’ils seraient moins empressés s’ils craignaient d’être paralysés par l’insuffisance des bras ; mais cet empressement prouve peu de chose pour l’avenir de l’Algérie. L’amour de la propriété est un des instincts profonds de notre société : il en coûte peu pour demander une terre ; il est toujours agréable de l’obtenir. Seulement, lorsque les concessions ou les adjudications seront légalisées, on renouvellera ce qui vient de se passer à l’occasion de l’ordonnance du 21 juillet, on recommencera les doléances sur l’impossibilité de réunir le nombre voulu de familles ouvrières.

Cependant, comme les trois pouvoirs de l’état veulent de la façon la plus sérieuse que l’Afrique cesse d’être un désert, comme une solution, fût-elle négative, est le plus grand intérêt du pays, on ne manquerait pas de stimuler l’inertie des entrepreneurs en les menaçant de l’expropriation.