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révèle hasardeuse, insolente, ironique, implacable, à ce point que l’on peut tout attendre, dans l’avenir, d’une nature déjà si corrompue.

Quand nous la retrouvons à Paris, après la ruine de toutes ses espérances, la maladie morale dont elle est atteinte, la hideuse lèpre du crime, n’a fait que des progrès cachés ; Lucretia Dalibard, comme Lucretia Clavering, est encore innocente aux yeux des hommes, et c’est un trait où se retrouve le romancier d’élite, que de n’avoir point précipité d’un seul coup dans l’abîme cette ame désespérée. Caractère vicieux, mais énergique, Lucretia ne doit point succomber au premier choc. Elle tomberait sans cela dans la catégorie des scélérats vulgaires, et cesserait de nous intéresser, tandis qu’en la voyant affaissée sous le poids des regrets, engourdie par le froid despotisme de son mari, ne prenant plus souci d’elle-même ni de sa destinée, on éprouve une sorte de sympathie pour cette malheureuse victime de l’égoïste et sanguinaire Dalibard.

En créant le personnage de Varney, sir Edward Bulwer semble s’être proposé de faire le procès à notre époque tout entière. Gabriel-Honoré, fils d’une danseuse et d’un savant, artiste incomplet, épicurien frivole, indolent, présomptueux, prenant pour les dons incompris du génie certaine facilité superficielle dont il abuse, et pour un signe de distinction aristocratique le goût des plaisirs, des prodigalités insolentes, des fanfaronnades audacieuses, Gabriel-Honoré, disons-nous, résume assez la corruption de la jeunesse contemporaine. Ajoutez à cette corruption de l’esprit et des sens un égoïsme glacé, un mépris souverain pour les vertus qui ne sont pas à sa portée : vous avez un type déplorablement vrai, une dissection déplorablement exacte de toute une classe d’êtres qui appartiennent exclusivement à notre civilisation raffinée, à nos mœurs amollies, vicieux efféminés, autour desquels une menteuse élégance dissimule les plus vils penchans, les plus honteuses faiblesses.

Parmi les jugemens sévères que la presse anglaise a portés contre l’auteur de Lucretia, il en est un qui a dû attirer particulièrement notre attention. Il a été dit que sir Edward Lytton Bulwer imitait, de propos délibéré, les romanciers français, que l’influence littéraire de MM. de Balzac, Sue, etc., se faisait sentir d’un bout à l’autre dans cette œuvre nouvelle ; or, c’est là aujourd’hui l’inculpation la plus grave qui puisse atteindre un écrivain anglais, et nous croyons qu’on aurait pu l’épargner à Bulwer. Cependant, comme il faut tenir compte des moindres indices, nous avouerons que les doctrines sociales et philanthropiques dont M. Eugène Sue, dans ses derniers ouvrages, s’est constitue le propagateur, ont bien pu inspirer à l’auteur de Lucretia le rôle de Becky Carruthers, le balayeur des rues, et celui de Grabman, le jurisconsulte