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— Non, Albert, reprit M. de Charvey avec une dignité affectueuse ; vous vous êtes bravement conduit. M’en eût-il coûté dix palettes de sang, je me réjouirais de vous avoir vu enflammé d’un si beau courroux. J’ai su, depuis, que vous aviez quitté Paris le surlendemain pour venir retrouver votre mère. Albert, vous êtes un noble cœur. Le jeune homme remercia M. de Charvey du regard, puis il lui demanda timidement ce qui l’amenait dans les Hautes-Alpes.

— Je pourrais vous dire, répliqua le colonel, que c’est le désir de vous revoir, mais ce motif n’est pas le seul. Il s’interrompit un moment, puis il ajouta :

— Si j’avais écouté tout ce qu’on me disait là-bas, il ne tenait qu’à moi de me croire à la veille d’une grande fortune militaire ; mais j’avais payé ma dette au pays, le reste n’était plus qu’affaire de vanité ; d’ailleurs, je n’ai pas eu le courage de me séparer de ma fille ; j’ai quitté le service, et je reviens, avec ma chère Alice, m’établir dans vos montagnes.

— Vous !

— Oui ; j’ai racheté, à huit lieues d’ici, dans la vallée d’Ogerelles, la terre de Rouvre, qui avait appartenu à ma famille : il y a un joli château, un grand parc, beaucoup de gibier ; vous viendrez nous y voir souvent… bien souvent, n’est-ce pas ?

Albert s’inclina ; ils marchèrent quelques minutes en silence. Le jeune homme brûlait d’adresser au colonel une question qui expirait sur ses lèvres. Celui-ci le prévint et lui dit d’un ton qui excluait toute idée d’offense :

— Albert, vous ne me parlez point de votre père ?

— Je n’osais pas, murmura-t-il.

— M. d’Esparon n’est pas heureux, il ne peut plus l’être. Votre départ a produit sur lui une impression douloureuse. Ensuite… les liens qui le retenaient à Paris ont achevé de se briser.

— Que dites-vous ? balbutia le jeune homme.

— Oui ; la personne qui l’avait aimé n’a pu se faire plus long-temps illusion. Il y avait désormais dans cette affection quelque chose de factice qui les a révoltés tous deux. Ils se sont quittés, et cette fois c’est pour toujours. Elle est partie pour l’Italie, où l’on dit qu’elle compte se fixer.

— Et lui ? demanda Albert le cœur serré.

— Il a cherché dans le travail une réhabilitation et une revanche mais là encore ses forces l’ont trahi. M. d’Esparon est de son siècle. Pressé de jouir, il n’a pas creusé ces mines sûres et profondes qui donnent le filon d’or pur. Son imagination s’est épuisée en prodigalités brillantes. Aujourd’hui il a passé quarante ans, l’âge où l’on fait de grandes choses quand on a patiemment fécondé sa pensée, l’âge où