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journée. Quand vint le soir, M. d’Esparon annonça à son fils que, pour dire un dernier adieu à la vie de Paris et saluer dignement ce monde qu’ils devaient quitter dans quelques heures, ils iraient aux Italiens. La saison allait finir, et les dernières représentations sont toujours les plus belles. Ce jour-là on donnait Otello. Si Albert avait eu trente ans, si l’expérience de la vie lui avait appris à se méfier de certaines épreuves, il eût cherché le moyen d’éviter cette soirée ; mais il était jeune, il était heureux, il se croyait sûr de M. d’Esparon comme de lui-même, il accepta donc avec empressement une offre qui lui promettait trois heures d’excellente musique, et il ne vit qu’un plaisir là où il y avait un péril.

VI.

M. d’Esparon et son fils arrivèrent au Théâtre-Italien un peu avant l’ouverture d’Otello ; ils prirent place au second rang des stalles : Octave, en se retrouvant dans son centre habituel, en revoyant cette salle où mille détails, inaperçus pour d’autres, le ramenaient aux fugitives impressions de la vie du monde, s’étonna d’y prendre plus d’intérêt qu’à l’ordinaire, et il ne put se défendre d’un peu de trouble lorsqu’il songea à son héroïque résolution.

Au moment où Otello commença, Albert entendit, presque au-dessus de sa tête, le bruit d’une loge d’avant-scène qui s’ouvrait. Une femme y entra ; Albert crut vaguement la reconnaître, et, comme il avait conservé précieusement tous les souvenirs qui se rattachaient à sa première promenade aux Champs-Elysées, il se rappela bientôt que c’était la femme qu’il avait rencontrée près du rond-point, dans cette voiture que le cheval de M. d’Esparon avait voulu suivre. Il la regarda alors avec plus d’attention, et la trouva admirablement belle : il lui fut d’autant plus facile de l’examiner, qu’elle se tournait fréquemment du côté où il était placé, tout en écoutant avec attention, ou du moins avec patience, les propos d’un beau jeune homme à figure fade, mais irréprochable, qui était entré dans sa loge, et qui paraissait se donner une peine infinie pour qu’on le crût au mieux avec elle. Albert avait fait peu d’attention à ce jeune homme ; il ne remarqua pas davantage que, depuis l’arrivée de cette femme, M. d’Esparon semblait mal à l’aise, qu’il la regardait à la dérobée avec une agitation singulière, tenant à peine sur sa stalle, et n’écoutant plus une note de l’opéra. Le motif de cette agitation était si puissant, qu’à la fin du premier acte M. d’Esparon quitta sa place sans mot dire. Un instant après, Albert le vit entrer dans cette avant-scène et s’asseoir auprès de la belle inconnue. Il n’en fut pas surpris : il se souvint que le jour de leur rencontre Octave l’avait saluée, et il était dès-lors fort naturel qu’il allât lui faire une visite ; mais cette visite se prolongea au-delà des limites ordinaires. Le coup