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leur affection pour ceux qu’elles ont méconnus, bien avant de la retirer à ceux qu’elles craignent d’avoir trop aimés ; mais, en quelques heures, il rendit à Mme d’Esparon tout un arriéré de reconnaissance et de tendresse. Ce sentiment le ramena à de tristes réalités. Il était à deux cents lieues d’elle : elle souffrait horriblement de son absence, et il allait se battre ! Alors il lui sembla que la voix lointaine de la vieille Marianne s’était élevée comme un reproche terrible ou un sombre présage. Son duel du lendemain, qui jusque-là l’inquiétait peu, lui apparut comme un crime. Les chances de cette rencontre, auxquelles il n’avait pas même songé, devinrent pour son imagination exaltée une réponse écrite avec du sang à cette lettre écrite avec des larmes ; par malheur il n’était plus temps de reculer, et cette nécessité, qui le désespérait, devint son refuge contre son désespoir même. Demain, se dit-il, j’aurai tout expié ou je réparerai tout.

V.

Peut-être s’étonnera-t-on que le colonel Charvey eût si facilement consenti à se battre avec un jeune homme qu’il aimait et qu’il eût voulu protéger ; mais M. de Charvey avait toutes les idées comme toutes les vertus du soldat. Il lui semblait d’ailleurs impossible qu’Albert, alliant une telle rigidité de principes à une si aveugle confiance, ne rencontrât pas tôt ou tard sur son chemin quelque affaire de ce genre. Dès-lors il valait mieux que dans cette initiation cruelle, mais inévitable, il trouvât au bout de son épée un adversaire tel que le colonel ; car celui-ci, dont l’adresse égalait la bravoure, se croyait sûr de tenir entre ses mains toutes les chances du duel, et c’est là ce qui l’avait surtout décidé. Il comptait désarmer Albert, profiter de cet avantage pour prendre quelque ascendant sur ce jeune homme, et faire de cette rencontre une leçon décisive.

Ce fut avec cette résolution et cette espérance que le colonel arriva, accompagné d’un chirurgien et d’un témoin, au rendez-vous indiqué. Albert l’attendait depuis quelques minutes avec deux jeunes gens de sa connaissance qui avaient consenti à le suivre, non sans faire une légère grimace et lui expliquer, à sa très grande surprise, les mois de prison et les séances de cour d’assises auxquels ils s’exposaient pour lui rendre ce service.

Il était huit heures du matin. Une pluie froide qui tombait depuis le lever du jour avait rempli de grandes flaques d’eau les allées latérales du bois de Boulogne ; l’herbe était glissante ; les branches des taillis qu’ils traversaient pour trouver une place favorable leur renvoyaient au visage des gouttelettes glacées. Enfin ils arrivèrent à une clairière pro-