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En prononçant ces paroles, M. de Charvey tendait la main à Albert ; celui-ci retira la sienne.

— Mais moi, monsieur, répliqua-t-il, je ne vous pardonne pas la façon dont vous avez parlé de mon père ; je veux savoir ce que signifiaient vos paroles. Si vous avez calomnié M. d’Esparon, avouez-le ; si vous avez dit vrai, expliquez-vous. Encore une fois, je suis son fils ; j’ai le droit de tout démentir ou de tout savoir !…

— Et si je ne veux rien ajouter à ce que le hasard seul vous a fait entendre ?

— Alors, monsieur, il faudra bien que vous m’en rendiez raison. La situation se compliquait. Cette énergie, cette loyale colère, enchantaient le colonel ; mais son embarras était grand : se faire auprès d’Albert le délateur de M. d’Esparon lui semblait une indignité ; terminer les choses à l’amiable devenait de plus en plus impossible ; l’attitude du jeune homme était celle de la menace, et, malgré lui, M. de Charvey se sentait remué par ce ton, ce langage, auquel il était peu accoutumé.

— Eh bien ! monsieur, j’attends ! ajouta Albert avec plus de force. Voulez-vous vous rétracter ? voulez-vous tout me dire ? voulez-vous vous battre ?… Il me semble que je parle clairement.

Le colonel hésitait encore, cherchant un moyen de se tirer de ce mauvais pas ; il n’en vit point. Se rapprochant alors d’Albert, il lui dit avec une sorte de rudesse affectueuse :

— Vous êtes donc bien décidé à me faire faire une folie !… Allons, monsieur… puisqu’il le faut absolument, je suis à vos ordres… Nous nous battrons.

Les conditions furent bientôt arrêtées : il fut convenu que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain matin au bois de Boulogne et qu’ils se battraient à l’épée. Le colonel semblait être sur son terrain ; il réglait tout avec la prévoyance et le calme d’un homme habitué à ces sortes d’affaires. De temps en temps il s’interrompait pour regarder avec un intérêt bizarre celui avec qui il devait se couper la gorge, et, tout en expliquant à Albert qu’il amènerait un chirurgien et qu’ils se placeraient à cinq pas pour se porter l’un sur l’autre, il se disait qu’il eût bien mieux aimé lui sauter au cou.

Cinq minutes après, lorsque Albert se retrouva seul dans la nie et qu’il ne fut plus soutenu par ce sentiment qui nous sert de cuirasse quand on nous regarde ou qu’on nous écoute, une tristesse affreuse s’empara de lui. Sans le savoir, sans se l’avouer, il était en proie à son premier doute ; il y avait dans le langage, dans l’accent, dans toute la personne du colonel un air d’autorité contre lequel il s’était raidi tant qu’ils avaient été face à face, mais qui, à mesure qu’il recouvrait son sang-