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union entre ces deux enfans qu’il associait déjà dans sa tendresse, il se disait en soupirant que ce projet n’était qu’un rêve et que bien des événemens pouvaient encore le renverser.

Un matin, M. de Charvey se promenait au Musée : on était à la fin de mars ; le Salon venait de s’ouvrir, et le public commençait à arriver. Le colonel rencontra dans la foule un étudiant nommé Lucien Dalvèze, qui lui avait été récemment recommandé. Lucien était un de ces jeunes gens qui, sous prétexte de venir à Paris se préparer à une carrière sérieuse, y gaspillent leur temps et leur esprit dans toutes les futilités littéraires, et rapportent, quelques années plus tard dans leur province, une imagination découragée, une paresse railleuse, un fonds inépuisable de dédain et d’ennui.

M. de Charvey ignorait les habitudes et les tendances de Lucien ; quelques mots, échappés dans la conversation, le mirent sur la voie. Il lui tint alors un langage rude, austère, où il lui représenta, tel qu’il l’avait vu, ce monde si beau en perspective. Il lui fit une peinture sévère, mais vraie, de quelques-uns de ces honmmes que transfigure l’admiration lointaine. Il essaya de lui faire comprendre tout ce qu’il y avait de faux et de convenu dans ces natures de poètes, et de lui indiquer ces perpétuels contrastes entre ce qu’elles expriment et ce qu’elles sentent, entre ce qu’elles paraissent être et ce qu’elles sont. Le colonel s’échauffait peu à peu. En parlant à Lucien, il se souvenait d Albert ; il eût voulu que chacune de ses paroles put parvenir jusqu’à lui, et ce souvenir le rendait plus énergique et plus éloquent. Lucien, qui défendait son terrain pied à pied, citait quelques noms et quelques œuvres ; M. de Charvey le réfutait aussitôt et ne laissait debout aucune de ses idoles. Ils étaient entrés dans le salon carré. En face deux, ils aperçurent le portrait d’Octave d’Esparon. Involontairement M. de Charvey s’en approcha, comme pour invoquer cette image à l’appui des paroles amères qu’il adressait à Lucien. Il regarda un instant cette figure spirituelle, à laquelle le peintre n’avait pas manqué de donner une pose et une expression d’une poésie extatique : puis il dit à Lucien d’un ton bref :

— Tenez, voilà encore un de vos demi-dieux, n’est-ce pas ?

— Oui, certes, répliqua l’étudiant.

En ce moment même, un jeune homme, qui se tenait depuis quelques minutes près du portrait de M. d’Esparon, s’approcha deux et les écouta ; ce jeune homme était Albert. Il s’était arrêté devant cette toile, retenu par un charme bien naturel, et que rendait plus puissant encore l’espoir de recueillir dans la foule quelques propos flatteurs pour celui qu’il aimait tant. Aussi, lorsqu’il entendit les dernières paroles échangées entre Lucien et M. de Charvey, éprouva-t-il une émotion violente ; dès-lors le colonel eut deux auditeurs au lieu d’un.