Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/453

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les journées de son fils de manière à l’enlacer dans le double réseau de la variété et de l’habitude ; il s’adressait tour à tour à chacune de ses facultés, et la connaissance parfaite qu’il avait de cet invisible clavier qu’on appelle l’âme humaine l’aidait à frapper toujours juste. Après le thé, ils lisaient ensemble quelque beau livre du bon temps, et cette lecture, commentée par un homme supérieur, ouvrait à Albert tout un monde d’idées. Son intelligence peu cultivée, mais d’une admirable droiture, faisait des pas de géant dans ces études attrayantes où Octave avait soin de cacher son esprit derrière celui de son fils et de lui laisser l’initiative de chaque pensée qu’il lui suggérait. Puis, lorsqu’il voyait poindre la monotonie, cet écueil des belles choses, M. d’Esparon coupait court à l’entretien, et une heure après ils couraient à cheval, comme deux compagnons de folie et de jeunesse, à travers les environs de Paris, si beaux, si poétiques en hiver, lorsque le sable durci craque sous les pas et que la brume dessine au loin ses horizons fantastiques. Ils passèrent quelque temps ainsi. Peut-être Octave, en arrangeant cette mise en scène de sa vie pour l’usage de son fils, avait-il d’abord été guidé par cet intérêt, cet amour-propre d’auteur, curieux de résoudre une difficulté piquante, de débrouiller victorieusement les fils d’une intrigue délicate. Bientôt il s’étonna du sentiment nouveau qui le passionnait pour son œuvre et l’attachait à Albert par des nœuds chaque jour plus puissans. Usé par le monde, rompu aux luttes journalières, il renaissait à la vie morale dans l’intimité de cet enfant, en qui il se retrouvait purifié et rajeuni, riche de ce qu’il avait perdu, guéri de ce qu’il avait souffert. C’était là pour M. d’Esparon comme une seconde conscience ; c’était la source refoulée ou tarie qui reparaissait peu à peu, prête à laver les cicatrices et les souillures. S’il se fût rapproché d’Albert quelques années plus tôt, avant d’appauvrir son cœur dans cette existence factice où le cerveau règne seul, cette heureuse crise eût probablement été décisive ; mais il en est de certaines habitudes de l’esprit et de certains écarts romanesques comme de ces abus de vigueur physique qui, laissant au corps la faculté des tours de force, le rendent incapable d’un travail sain et continu. D’ailleurs, pour pratiquer dans toute leur étendue les affections légitimes, il faut s’être accoutumé de bonne heure à se sacrifier soi-même ; il faut savoir s’immoler sans cesse, et c’est ce qu’Octave ne savait pas. Au bout de trois mois, quelques symptômes imperceptibles parurent à la surface de cette existence comme ces légers plis qui glissent sur une eau tranquille et en rident le frais cristal, sans qu’on devine encore s’ils sont tracés par une brise amie ou s’ils présagent une tourmente. M. d’Esparon commença à s’absenter plus souvent. Un jour, Albert, entrant brusquement chez son père, le trouva causant avec deux ou trois inconnus auxquels il fit signe de se taire, et qui,