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adieu, madame. Je vous demande grâce pour cette lettre et pour le sentiment qui l’a dictée. Si j’ai osé vous rappeler mon souvenir, c’est que, vous jugeant d’après moi-même, j’ai pensé que ce souvenir avait perdu son amertume. Pardonnons-nous ; le temps et l’absence, si tristes pour ceux qui s’aiment, sont consolans pour ceux qui n’ont pu s’entendre ; ils rident, mais ils cicatrisent ; ils affaiblissent les affections, mais ils effacent les rancunes. Soyons donc amis ; qu’en embrassant Albert, je puisse me dire que sa mère n’éprouve plus en songeant à moi ni regret, ni haine, et qu’elle ne maudit ni le jour où je l’ai connue, ni le jour où je l’ai quittée. »

Mme d’Esparon lut deux fois cette lettre, comme si elle eût voulu en bien peser chaque phrase et chaque mot. Avec cette rapide clairvoyance que donne l’habitude de souffrir, elle mesura en un instant l’étendue de ce nouveau malheur. Ce qu’elle avait deviné dans le cœur d’Albert ne lui laissait aucun doute sur la détermination qu’il allait prendre, et lui rendait mille fois plus cruelle la demande de M. d’Esparon. Cependant elle eut assez de force pour contenir toute apparence d’émotion ; elle revint à la fenêtre, l’ouvrit et dit au jeune homme :

— Venez, Albert, j’ai à vous parler.

Albert obéit. Ils restèrent un moment silencieux, mais Mme d’Esparon s’accommodait mal de toute hésitation ; ce fut elle qui entama l’entretien :

— Albert, dit-elle, vous venez d’avoir dix-huit ans, et vous n’avez jamais quitté Blignieux.

— Me suis-je plaint ? répondit-il doucement.

— Non, et je vous en sais gré ; mais il ne faudrait pas que cette soumission vous fût trop pénible. Si l’un de nous deux doit faire un sacrifice, ce n’est pas vous.

Albert regarda sa mère comme pour deviner le sens de ses paroles. Elle continua :

— Cette vie est triste, je le sens : je ne suis pas une compagne bien gaie. Vous n’avez ici ni camarades ni plaisirs de votre âge… excepté la chasse qui me fait peur sans que je vous l’aie jamais dit…

— Et pourquoi ne pas me le dire ?

— Parce qu’il y a des choses qu’il faut savoir supporter sans se plaindre, et celle-là n’est pas la plus douloureuse. Puis, comme il allait répliquer, elle reprit brusquement :

— Voilà bien long-temps, Albert, que vous ne m’avez parlé de M. d’Esparon ?

Il tressaillit : un éclair passa dans ses yeux.

— C’est qu’en commençant à réfléchir, dit-il, il m’a semblé que je ne devais plus vous parler de lui.

— C’est vrai, murmura-t-elle tout bas. Affreux châtiment des dis-