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malheureux de ne pouvoir ni adoucir ses souffrances passées, ni la protéger contre de nouveaux chagrins.

II.

Plus de douze ans s’étaient écoulés depuis le départ de M. d’Esparon. Albert venait d’accomplir sa dix-huitième année, et cet anniversaire, au lieu d’égayer Blignieux et ses habitans, plongeait Mme d’Esparon dans de mélancoliques réflexions. Seule dans son grand salon, vaste pièce presque démeublée et tendue d’une étoffe brune, elle tournait de temps en temps ses regards du côté des fenêtres qui donnaient sur la terrasse. On apercevait par les épaisses embrasures une partie de ce froid paysage, encore assombri par les brouillards de novembre. Tous les objets extérieurs étaient en harmonie avec les pensées de Mme d’Esparon, qui, en recueillant ses souvenirs, n’y trouvait que sujets de tristesse.

Tout à coup sa rêverie fut interrompue par une voix jeune et vibrante qui retentit au dehors, mêlée à de joyeux aboiemens. Un grand et beau jeune homme parut à l’extrémité de la terrasse, suivi de deux chiens anglais dont il avait peine à réprimer les transports. Mme d’Esparon, à demi cachée derrière les rideaux d’une des fenêtres, le regardait sans qu’il la vît, et son âme tout entière semblait concentrée dans ce regard. En cet instant même un domestique entra, et lui remit une lettre que le facteur venait d’apporter. Un coup d’œil suffit à Mme d’Esparon pour en reconnaître l’écriture : cette lettre était de son mari ; il lui redemandait Albert.

Les égoïstes ont un art merveilleux pour pardonner le mal qu’ils ont fait et s’envelopper dans l’amnistie qu’ils accordent à leurs victimes. À lire la lettre d’Octave, on eût dit qu’en se décidant à quitter Blignieux, il avait songé à assurer le repos de Mme d’Esparon non moins qu’à satisfaire ses rêveries ambitieuses ; on eût dit que ces orages autrefois soulevés par l’inquiète vanité du poète étaient des torts réciproques ; on ne se fût pas douté surtout que les parts eussent été si inégales. M. d’Esparon, en constatant ses succès comme une sorte de justification et de revanche, trouvait tout simple de réclamer le seul bonheur qui lui manquât, cet Albert dont la présence serait pur lui cette source vive où se désaltère le cœur. « Ce n’est, ajoutait-il, ni un ordre que je vous adresse, ni une demande ; c’est une prière. Ce que je veux avant tout, si Albert vient me voir, c’est qu’il s’y décide de son plein gré. J’aime mieux renoncer à lui que le contraindre. » Et il terminait ainsi, en homme qui, se croyant parfaitement quitte, n’a plus qu’à jeter quelques fleurs sur la tombe du passé : Et maintenant,