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mait à vivre loin d’elle. Il sortait chaque jour pour faire de longues promenades, et ne rentrait que le soir, inquiet et agité. Sa journée s’était passée à poursuivre des fantômes, et son imagination, échauffée par l’oisiveté et la solitude, avait peuplé ce mélancolique paysage de ce qui manquait à sa vie. Gloire, plaisirs, éclat des fêtes, emploi de ses facultés inactives, il avait tout demandé aux brises qui glissaient sur ses tempes, aux nuages qui montaient dans l’espace, et le soir, rentré dans ce château, retrouvant une femme qui l’humiliait de sa résignation et de son silence, il retombait du haut de ses chimères dans l’aride réalité, et il faisait un douloureux parallèle.

Une pareille situation ne pouvait durer : bientôt s’élevèrent quelques orages d’un effet d’autant plus désastreux, que Mme  d’Esparon restait constamment, pendant ces crises, silencieuse et impassible. Son mari reprenait, à propos de quelque épisode vulgaire, ce thème toujours nouveau et toujours le même : cette glorification du poétique aux dépens du vrai, ces allusions perpétuelles à sa destinée manquée, à sa vocation méconnue. Mme  d’Esparon ne lui répondait pas. Octave, qui eût mieux aimé des reproches et des tempêtes, se débattait contre ce silence ; il s’irritait de jeter dans le vide ses déclamations éloquentes ; emporté par l’ardeur du moment, il devenait provoquant et hostile ; la verve de sa colère amenait sur ses lèvres quelques-unes de ces paroles incisives, irréparables, qui entrent dans le cœur comme une lame, et sur lesquelles le cœur se referme, gardant la lame et la plaie. Elle se levait alors, toujours calme ; elle sortait de l’appartement, sans que ses yeux trahissent aucune souffrance, et, un instant après, on l’eût retrouvée agenouillée à son prie-Dieu ou inclinée sur le berceau de son petit Albert.

Cette vie, agitée sans éclat, monotone sans sérénité, ne tarda pas à inspirer une profonde antipathie à M. d’Esparon ; ces tristes contradictions révoltaient, non pas sa raison et son cœur, mais la distinction de son esprit et la délicatesse de son goût. Seulement, au lieu de les amoindrir, en se résignant à n’être qu’honnête sans prétendre à être grand, il songea à leur échapper d’une façon plus conforme à ses préoccupations vaniteuses. Une idée qu’il traita d’abord de chimère, qui resta long-temps confuse et inavouée, se mêla peu à peu à ses rêveries : puisque, dans cette existence qu’il subissait, il ne pouvait ni goûter le bonheur ni le donner, il se dit qu’il pouvait s’y dérober sans crime, que, pour le repos, la dignité de tous les deux, une séparation était préférable à ces récriminations impuissantes qui ne remédiaient à rien et aigrissaient tout. Une fois que cette idée se fut emparée de lui, il perdit à se familiariser avec elle le temps qu’il aurait dû employer à s’en défendre, et bientôt il lui fut aussi difficile de la cacher que de la vaincre. Mme  d’Esparon la devina : découragée par de longues épreuve,