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moyenne. Ce sont ces écarts qui, de l’autre côté du détroit, ruinaient les fermiers, et qui chez nous sont préjudiciables aux propriétaires. Turgot l’avait si bien dit, si clairement prouvé, qu’après lui on est presque honteux d’avoir à le répéter.

Enfin la vie à bon marché chez nous, sur la terre d’égalité par excellence, ne peut être un argument de moindre valeur que dans la Grande-Bretagne. Le XVIIIe siècle, il est de mode aujourd’hui de le dire, était sceptique ; pour lui, point de vérité qui fût au-dessus de la controverse. Notre siècle se félicite d’être guéri de ce mal. Quel nom faut-il donner cependant à ceux qui nient que la vie à bon marché soit d’intérêt public ? Ce n’est pas dans le XVIIIe siècle qu’on l’eût contesté. Qu’importe le prix du pain ? dit-on aujourd’hui ; le salaire se règle en conséquence. Et d’abord, là gît la question. Je vois clairement comment la cherté des subsistances en général, du pain en particulier, pèse sur le grand nombre : je ne vois pas aussi bien comment le salaire s’élève de manière à établir la compensation. La main-d’œuvre que vend l’ouvrier est une marchandise d’une nature toute spéciale, qui a cette particularité, fâcheuse pour le vendeur, qui on ne la garde pas en magasin, qu’on est forcé de l’écouler chaque jour, quelque prix qu’on en trouve, mauvais ou bon. De là un désavantage pour l’ouvrier, quand il débat le prix contre lequel il doit échanger son travail, et il l’éprouve rudement lorsque tout à coup, les objets de première nécessité étant devenus plus chers, il aurait besoin d’un accroissement de salaire pour ne pas déchoir. On ne remarque pas en effet que, lorsque le pain enchérit, la main-d’œuvre s’élève en proportion ; c’est plutôt le contraire qu’on observe. Avec la vie à bon marché, une épargne déterminée assure bien mieux le repos du travailleur dans sa vieillesse ; avec la vie à bon marché, la population qu’atteint la maladie, ou sur laquelle sévit le chômage, cruelle épidémie du régime manufacturier, lutte plus long-temps contre le dénûment. Rien plus que la cherté de la vie ne contribue à la formation de ces populations dégradées, qui ont tant pullulé dans les villes de fabriques de l’Angleterre, et qui commencent à apparaître dans les nôtres, il faut bien avoir le courage de le dire. Dans les temps de grande activité commerciale, les salaires sont hauts, l’ouvrier en jouit trop souvent sans songer au lendemain. Puis, les commandes s’arrêtent, le travail manque, et celui qui n’a rien épargné, faute d’en avoir eu la volonté ou le pouvoir, vit misérablement d’abord, en empruntant autant qu’il trouve du crédit, ensuite en vendant à vit prix ses vêtemens, son petit mobilier. Il tombe par degrés au dernier degré de la misère ; si la crise dure, il arrive à l’abjection, et, quand le travail revient, il n’a plus la force de s’en relever ; il reste dans le bourbier et y retient sa progéniture, qu’il multiplie désormais sans réflexion. Voilà comment se produit la populace et d’où sortent des nuées de prolétaires.