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haine éternelle contre Rome, la défie d’abord dans Sagonte en ruine, traverse les Pyrénées, ouvre les Alpes à la première armée qui les ait franchies, détruit les armées romaines sur le Tessin, sur la Trébie, au lac Thrasymène, et Rome elle-même à Cannes ; puis, après cette course de torrent, arrêté tout à coup, commence, avec les restes de ses compagnons de victoire grossis de quelques alliés de Home, sans son pays ou malgré son pays, une guerre plus étonnante encore ; attaquant et se dérobant tour à tour, et, comme le lion qui rôde autour d’une proie bien gardée, revenant par mille circuits sur cette Rome qu’il avait vue une fois et dévorée en espérance ; établi et vieillissant au sein de l’Italie ; aussi patient sur le sol étranger qu’une nation qui se défend sur le sien ; aussi fécond en ressources qu’un grand gouvernement ; rappelé enfin de cette patrie que la guerre lui avait faite pour aller au secours de ses propres foyers, et vaincu par un jeune homme échappé au désastre de Cannes. Il sera, si je ne me trompe, d’un grand intérêt de rechercher si Tite-Live n’a pas à son insu diminué Annibal, et si son vainqueur, ce Scipion l’Africain, qu’un buste du temps nous représente la tête chauve, le front vaste, l’œil dur et perçant, avec un grand air où respire l’orgueil du noble, le dédain de l’homme impopulaire, la capacité du général[1], si cet homme heureux et brillant à la façon de Pompée n’a pas été un peu enflé.

Pour m’aider, dans ces études, du meilleur de tous les commentaires, la vue même du pays, j’ai voulu me donner une idée de la route qu’Annibal a suivie, de cette terre sur laquelle il campa seize ans. J’ai traversé les Alpes par le chemin que le plus grand admirateur d’Annibal, Bonaparte, a jeté sur leurs abîmes, et toute la peinture de Tite-Live est devenue parlante. J’ai vu ces belles plaines de l’Italie du nord, dans lesquelles on débouche de tous les passages des Alpes, et j’ai senti de quelle ardeur de convoitise devaient être saisis à cette vue les mercenaires d’Annibal. J’ai vu les Apennins, où il faillit s’ensevelir dans les neiges, après la bataille de la Trébie, et Spolète, sur son rocher, où vint se briser l’élan que venait de lui donner la victoire de Thrasymène ; j’ai vu Rome et ces hauteurs d’où l’on suppose qu’Annibal vint à la découverte, avec quelques cavaliers, pour explorer l’endroit faible par où il pourrait y pénétrer. Enfin, en contemplant cette campagne romaine, solitude artificielle, dont la charrue des Fabricius et des Caton faisait autrefois une campagne riante et féconde, j’ai compris ce que pouvait tirer pour sa défense, de cette terre que rend malfaisante sa fécondité négligée, l’héroïque nation sortie de son sein, et, ému du même sentiment que Virgile, j’ai dit tout bas avec lui, dans son intraduisible langue : « Salut, grande terre de Saturne, mère des moissons et des héros !

Salve, magna pareras frugum, Saturnia tellus,
Magna virum… »


NISARD.

  1. Ce buste est à Rome au musée du Capitole.