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inconnu qui doit tenter quelque jour de le refaire, je m’en tiens à la Rome des écoliers, et j’aime mieux croire avec les enfans à Numa et à la nymphe Égérie, avec Corneille au combat des Horaces et des Curiaces, que douter avec Niebuhr sans prouver, et détruire sans remplacer. La crédulité de Tite-Live n’est à surveiller que pour les époques où les témoignages ne manquent pas ; car il est probable que son penchant au merveilleux persiste, là même où il a plus de moyens de savoir la vérité. Encore ne faudrait-il pas lui en vouloir beaucoup. Son tort serait celui de toute l’antiquité, qui, dans tous les arts, songeait à plaire bien plus qu’à instruire, ou à n’instruire qu’à la condition de plaire. L’historien, dans la pensée de Quintilien, n’est qu’une sorte d’orateur tenu de plaire à son lecteur, comme l’orateur à son auditoire. Dans la brillante revue qu’il fait, au livre X, des historiens grecs et latins, il ne les apprécie et ne les compare que par les qualités de la mise en ouvre, le tour d’esprit, les caractères du style, nullement par ce qu’ils ont fait ou négligé de faire dans l’intérêt de la vérité.

La conclusion de tout cela est qu’il faut lire Tite-Live avec précaution. Cette réserve n’est pas difficile. Les séductions d’un auteur ancien, au temps où nous vivons, ne sont pas irrésistibles. Ni les passions, ni le tour d’imagination de notre époque, ni le désir de trouver dans un auteur des preuves pour ou contre quelque opinion du jour, ne se mêlent au pacifique intérêt de la vérité recherchée dans un passé si lointain et sans application directe au présent. Il nous sera donc aisé de nous défendre contre les charmes du plus brillant des narrateurs et de lui demander dans l’occasion si le vrai qu’il a négligé ne vaut pas mieux que le vraisemblable qu’il a imaginé ; pourquoi il a été infidèle ; si c’était faiblesse du narrateur ou partialité du citoyen pour son pays. Toutefois ne soyons pas dupes de notre prudence, et par trop de peur d’un bien petit danger, comme d’admirer plus qu’il n’est juste un Régulus, un Fabius, un Scipion, ou d’être un peu trop Romains contre les Samnites ou les Carthaginois, ne nous privons pas du plaisir qu’ont tiré de la lecture de Tite-Live tant d’esprits excellens, y compris La Fontaine, qui, le lisant un jour dans le jardin d’une hôtellerie, « s’y attacha tellement, dit-il, qu’il se passa plus d’une bonne heure sans qu’il fit réflexion sur son appétit[1]. »

Nous étudierons d’abord dans Tite-Live le récit de la seconde guerre punique. C’est sans comparaison la plus belle époque de l’histoire romaine. Une lutte à mort a mis aux prises deux sociétés, deux constitutions, deux génies, deux races antipathiques. Le même monde ne peut plus contenir Carthage et Rome ; il faut que l’une ou l’autre périsse. Les deux rivaux ne veulent plus de la vie qu’il faudrait tenir l’un de l’autre. Entre eux, pas de rémission ni de trêve ; ils se quittent, quand l’épuisement a raidi leurs mains, mais c’est pour recommencer le combat. Un moment l’un d’eux est près de périr ; terrassé, le fer sur la gorge, il parvient à en écarter la pointe, et il enchaîne l’épée dans la main du vainqueur jusqu’à ce qu’il la retourne contre lui. On ne sait lequel des deux est le plus grand, et la victoire même n’en a pas décidé.

Je ne cache pas que ce qui m’a surtout attiré à ce sujet, c’est Annibal. L’histoire n’offre pas de plus grand spectacle que cet homme prodigieux qui, à peine proclamé chef de l’armée carthaginoise, maître enfin d’accomplir son vœu de

  1. Lettres à Mme de La Fontaine.