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quelque résolution prise entre ces quatre formidables murs où délibérait le sénat.

Toutefois ne demandons pas compte à Tite-Live, avec la rigueur de nos idées sur les devoirs de l’historien, de ce qu’il laisse à regretter du côté de la politique. Depuis que l’histoire se fait dans les archives, et qu’à l’imagination qui anime et rend présent le passé, à la raison qui en retrouve l’ordre et la suite, à la sensibilité qui s’émeut de ses vicissitudes, nous préférons la sagacité qui pénètre les secrets ressorts de la politique, la dissertation qui discute les témoignages, et le talent d’exposer si différent du talent de raconter, non-seulement nous pourrions le trop blâmer de ce qui lui manque, mais ne pas assez apprécier ce qu’il a. Si je me permets de ne pas trouver Tite-Live assez politique, c’est en le comparant à son temps, à son devancier de plus d’un siècle, Polybe, lequel lui donnait un si bon modèle dans ses récits des guerres puniques, en recherchant, en examinant, en découvrant les ressorts de la conduite qui, en moins de cinquante-trois ans, rendit les Romains maîtres de presque tout le monde connu.

Les autres défauts de Tite-Live sont ceux de ses qualités mêmes, de cette abondance limpide et nourrissante, lactea ubertas, dont Quintilien semble parler avec la sensualité de Mme de Sévigné voulant faire d’un certain traité de Nicole un bouillon pour l’avaler ; de ce talent de narrateur où Tite-Live n’a pas été surpassé ; de ce don de poésie par lequel son Histoire ressemble à une épopée. Par l’abondance, il est entraîné quelquefois dans la diffusion, et l’on est d’autant plus fâché de le voir diffus, qu’en d’autres endroits, où le détail était nécessaire, ou l’a trouvé ou laconique ou muet. Par le talent de narrateur, il touche au conteur. Le dramatique seul le touche, et, si la vérité n’y prête pas, j’ai peur ou qu’il ne la néglige, ou qu’il ne l’embellisse. Cependant Niebuhr a passé toute mesure en disant de Tite-Live qu’il n’éprouve ni conviction ni doute. Ce qu’il faut dire, c’est qu’il est convaincu à la manière des poètes, de sentiment plutôt que par les règles de la critique historique, et que, toutes les fois que l’historien doute, c’est le narrateur qui décide. Il dit quelque part : « Je ne voudrais rien tirer d’assertions sans fondement, ce qui n’est que trop le penchant des écrivains, quo nimis inclinant scribentium animi. » Voilà un mot où il se trahit. Entre deux faits dont l’un est sec et l’autre intéressant, c’est vers le second qu’il incline ; entre le vrai qui le priverait d’un beau récit et le vraisemblable qui lui en fournit la matière, il choisira le vraisemblable. Et comme toutes les qualités ont leurs piéges, en même temps que son talent de narrateur le fait glisser dans l’inexactitude, son patriotisme le porte à préférer le vraisemblable qui sert la gloire des Romains au vrai qui leur fait tort. Enfin ayons le courage d’ajouter que ce grand écrivain, ce noble esprit, n’est pas exempt de légèreté. Le don poétique et presque virgilien de Tite-Live le rend trop sensible au merveilleux des traditions qui flattent l’orgueil de son pays. Le dommage n’en est pas grand, quant aux commencemens de Rome, à cause de l’impossibilité à peu près certaine de les éclaircir. Et lorsque je considère les réalités que nous donne la critique historique moderne en dédommagement des illusions qu’elle veut nous ôter, les négations sèches qu’elle oppose à des récits charmans et pleins d’intérêt, les dissertations dont elle étouffe ces poétiques annales, les matériaux qu’elle entasse au pied du noble monument pour l’architecte