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des premiers siècles de Rome, ou qu’une satire de son temps, ou qu’une déclaration de pureté et de vertu pour s’attirer du crédit, ou qu’un morceau de rhétorique inspiré par l’imitation des Grecs, par quelque usage littéraire d’alors. Peut-être y a-t-il de toutes ces choses à la fois. Quoi qu’il en soit, nous avons été insensible aux séductions de ce préambule, et, au lieu d’y prendre confiance en la vertu de Salluste, nous nous sommes d’autant plus tenu en garde contre les jugemens d’un historien qui fait cesser toute vertu et expirer toute morale au montent thème où vont commencer ses récits. Salluste imagine le bien en homme qui ne le pratique guère. Ses peintures sont fabuleuses là où celles de Tite-Live ne sont qu’un peu flattées.

C’est que Tite-Live est un honnête homme, qui juge les autres par son propre fonds, et qui non-seulement croit à la vertu, parce qu’il en est capable, mais qui connaît la source des belles actions, comme Salluste devine les motifs secrets des mauvaises. Il a cette sorte d’intelligence des honnêtes gens, plus rare que celle des plus habiles parmi ceux qui ne savent pas la morale ou qui y sont indifférens ; il voit se former au fond des grandes ames les résolutions héroïques ; il connaît ce que peut un homme sous une impulsion de générosité ou sous l’empire du devoir ; il pénètre les grands citoyens, parce qu’il les aime. Je m’en rapporte à Salluste faisant le portrait de quelque factieux turbulent, ou de quelque gouverneur romain dépouillant sa province : il s’y connaissait ; mais j’ai foi en Tite-Live me parlant d’un Fabius ou d’un Paul-Emile : il trouvait dans un cœur droit et sensible le secret de leurs grandes actions et l’art de nous les rendre présentes par la vivacité de ses récits.

C’est Quintilien qui a noté le premier, parmi les qualités de Tite-Live, la sensibilité. Il ne le dit pas expressément ; les anciens n’ont pas de mot qui l’exprime clairement, non qu’ils n’aient connu la chose, mais parce que cette disposition n’y a inspiré aucun ouvrage en particulier, et que, dans ceux où il parait quelque sensibilité, c’est comme une liberté timide et inconnue que prend l’ame humaine, sous l’empire de mœurs, de religions, de gouvernemens qui lui étaient antipathiques. On reconnaît la sensibilité dans l’éloge que Quintilien accorde à Tite-Live d’exceller, plus qu’aucun autre historien, dans l’expression des passions, et principalement, dit-il, des passions douces, affectas dulciores[1]. Cet éloge n’est pas seulement vrai des harangues de Tite-Live, il l’est encore de ses récits, dont les plus beaux sont ceux où il peint, c’est trop peu dire, où il sent lui-même ces passions. Cette sensibilité le rend heureux, comme un contemporain, des victoires de son pays, malheureux de ses défaites, et il y a dans sa partialité même, soit l’illusion d’un témoin qui a grossi les choses par l’espérance ou par la crainte, soit le dépit d’un lier Romain battu qui nie sa défaite ou qui n’en veut pas faire honneur à son ennemi. Apres la bataille de Cannes, comme un Romain de ce temps-là que la douleur eût suffoqué : « Je n’essaierai pas, dit-il, de peindre le désordre et la terreur dans les murs de Rome, je succomberais sous la tache. » Succumbum oneri ! Il courbe la tête sous le désastre de son pays, et s’étonne d’être encore vivant ; il est muet de douleur et d’inquiétude ;

  1. Affectas quidem, prœcipue eos, qui sunt dulciores, ut parcissime dicam, nemo historicorum commendavit magis. (Instit. or. X, 1.)