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entre son fils, pour lequel il avait écrit un traité littéraire, et sa fille, qui fut mariée à un rhéteur nommé Lucius Magius, qu’on allait entendre, dit Sénèque le père, « moins par estime pour son talent, qu’à cause de la réputation de son beau-père. » Les auteurs padouans dérangent cet intérieur en mariant deux fois Tite-Live, et en lui donnant deux fils et quatre filles sur la foi de quelque pierre mal déchiffrée. Ils font aller toute la ville de Padoue à sa rencontre, le jour où il y revint après la mort d’Auguste ; ils l’y comblent d’honneurs, et lui donnent une vieillesse paisible et fortunée : mais cet embellissement, d’ailleurs fort innocent, n’a pas même pour prétexte une inscription douteuse. Eusèbe et saint Jérôme disent qu’il mourut à Padoue, l’an 18 de l’ère chrétienne, la quatrième année du règne de Tibère. Si cette date est exacte, Tite-Live, né cinquante-neuf ans avant notre ère, et mort dix-huit ans après, aurait vécu soixante-seize ans.

Il y a lieu de supposer que Tite-Live n’eut aucun emploi considérable ni à Rome, ni à l’armée, et que ce fut, comme Horace et Virgile, ses aînés, le premier de cinq ans, le second de dix, un lettré de la cour d’Auguste. César et Salluste sont historiens, l’un dans le feu des affaires, l’autre au sortir des affaires, et par dépit d’en être dehors. C’est le génie même de l’histoire qui a fait Tite-Live historien. Il vivait à une époque où Rome, sans ennemis dans le monde, puisqu’elle était devenue le monde lui-même, sans guerre, puisque la guerre civile y avait cessé, demandait un historien poète plus qu’à demi pour raconter et chanter tout ensemble la glorieuse suite de ses annales. Fatiguée de guerres civiles, étonnée de connaître pour la première fois les biens du repos et de l’ordre, sous un gouvernement qui paraissait moins l’opprimer que la débarrasser de libertés meurtrières, après sept siècles employés à consommer l’œuvre de sa grandeur, c’était un sentiment nouveau pour elle que de revenir sur son passé et de se contempler dans sa gloire. Avant Auguste, Rome avait eu l’idée de la grandeur de ses membres, tantôt du peuple, tantôt de l’armée, plus souvent du sénat ; sous Auguste seulement, elle eut l’idée d’une grandeur en laquelle se résumaient et s’absorbaient ces trois grandeurs particulières ; et ce fut cette idée qui, comme une force créatrice, inspira l’Énéide à Virgile, à Tite-Live l’Histoire romaine.

Que faut-il penser des éloges que Tite-Live donnait à Pompée, et dont le raillait Auguste ? Dans le récit de la guerre civile, s’était-il prononcé pour Pompée contre César ? N’est-ce pas pousser trop loin les choses que de lui prêter, comme fait Niebuhr, la partialité d’un homme de parti ?

Si Tite-Live eût été pompéien jusque-là, il n’aurait pas écrit de Cicéron, l’ami de Pompée, « que de tous les maux qui l’accablèrent coup sur coup, exil, chute de son parti, mort de sa fille, il n’y eut que la mort qu’il souffrit en homme. » Il n’eût pas dit de cette mort « qu’à bien considérer les choses, elle a pu paraître moins imméritée, par la raison que Cicéron, vainqueur, n’eût pas mieux traité son ennemi[1]. » Un écrivain du parti de Pompée n’eût pas tracé, du plus grand personnage de ce parti, un portrait qui paraîtrait calomnieux, même sous la plume d’un partisan de César. Je me persuade que ce qui dut toucher Tite-Live dans le caractère de Pompée, ce fut l’honnêteté de l’homme privé, encore qu’elle

  1. Fragment tiré de Sénèque le père.