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de cette manière. La principale source de son talent nous paraît être une merveilleuse aptitude à saisir ce que les choses ont de pittoresque ; il n’y ajoute rien, mais il se pénètre, il s’inspire de toute la vie qu’il trouve au dehors. Nous dirions volontiers que la réalité est sa muse. Il l’aime trop pour l’affubler d’ornemens étrangers. Il a un dédain prononcé pour cette sorte d’imagination qui, sans se substituer précisément à la réalité, croit avoir le don et le droit de la rehausser et de l’embellir, mais il estime et il possède pleinement cette autre imagination qui reproduit avec une fidélité puissante et inaltérable tout ce que contiennent, de pittoresque la nature et l’histoire.

Ainsi vivifié par toutes les impressions qu’il a reçues et que la réflexion a mûries, M. Thiers s’attache surtout à écrire simplement. Il veut être simple pour toujours rester vrai. Il ne se pardonnerait pas de se donner quelque peine pour revêtir d’une expression pompeuse des choses ordinaires, et, d’un autre côté, il se garderait bien de jeter sur de grandes choses un éclat emprunté à des artifices de rhétorique. C’est sa conviction que la simplicité suffit à tout, à la grandeur comme à la médiocrité des événemens.

Plusieurs personnes trouvent que le style de M. Thiers est trop nu, d’autres y signalent certaines négligences, et même quelques endroits où la pensée, à force d’être simple, devient presque vulgaire. Cependant M. Thiers s’empare du lecteur qui le suit avec un irrésistible attrait jusqu’au bout de ses immenses narrations. Il doit cet empire sur le lecteur tant à l’élaboration forte de son sujet qu’à son allure résolue, intrépide. Dans son livre, M. Thiers ne craint pas de donner carrière à toute son individualité ; on y retrouve la trace de ses vives prédilections pour la puissance quand elle est aux mains d’un homme supérieur, pour la force qui fonde et garantit l’ordre social, pour les grandes dominations, pour la gloire des conquérans. Il a mis dans son livre ses opinions, ses préjugés, et cette franchise n’est pas une des moindres causes du succès durable qu’obtient l’Histoire du Consulat et de l’Empire. Combien peu d’écrivains de nos jours donnent à leur talent d’écrire l’appui d’une personnalité forte ! Aussi combien peu ont une touche qui leur appartienne ! Poètes et prosateurs, au lieu d’être eux-mêmes, font des emprunts à diverses écoles, et nous offrent, au lieu de libres créations, des transactions prudentes. On tient assortiment de styles divers. Au milieu de cette émulation générale pour effacer toute originalité, il est remarquable de voir un historien politique s’élever à l’unité de composition et de style, et se montrer souvent grand artiste parce qu’il a foi dans la puissance des qualités qui le caractérisent, parce qu’il écrit comme il pense, parce qu’il doit à cet accord avec lui-même des effets d’une beauté simple et grave.


LERMINIER.