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Ce qui ajoute encore à la gravité de ces faits, c’est que, dans un pays où la consommation est bornée, la spécialité des travaux est impossible. Comment se tenir constamment à un même genre de machines, lorsque, dans aucun genre, les commandes, toujours disputées d’ailleurs, par quelques concurrens, ne sont assez nombreuses ou assez importantes pour entretenir l’activité d’un atelier ? Vainement les mécaniciens comprendraient-ils tout l’avantage qu’il y aurait pour eux à spécialiser leur travail ; ils ne sont pas maîtres de choisir. Ils sont forcés, pour la plupart, d’accepter indifféremment toutes les commandes qu’on veut leur faire, sous peine de laisser, les trois quarts du temps, leurs ateliers inoccupés. Ils réunissent donc toujours plusieurs genres ; ils disséminent leurs forces ; ils multiplient sans mesure leurs moyens d’action, leurs essais et, avec les essais, les chances d’erreur, et c’est ainsi qu’ils augmentent de toutes les manières la proportion des frais. Ce n’est pas dans la mécanique seulement que cette observation se justifie ; elle s’applique malheureusement, avec plus ou moins de justesse, à presque toutes nos industries, et Dieu sait combien il en résulte de dépenses inutiles dont on ne tient pas compte ! Même dans l’industrie des tissus, où il semble que les travaux soient, par leur nature, plus réguliers qu’ailleurs, la spécialité est trop souvent absente. On la rencontre, par exemple, à un certain degré dans la filature du coton, la plus grande, la plus active de nos industries manufacturières, car il est assez ordinaire que chaque manufacturier y choisisse son genre de travail et s’y tienne ; mais cette spécialité est déjà moins sensible dans la filature de la laine, industrie moins étendue, et elle est presque entièrement inconnue dans la filature du lin, qui est en France, comme chacun sait, la plus restreinte de toutes les fabrications du même ordre. Là chaque filateur fait, s’il est permis de le dire, un peu de tout ; aussi ne fait-il rien avec la suite, avec la régularité et surtout avec l’économie nécessaire. Il passe d’un travail à un autre à chaque instant, selon les variations de la demande, forcé de multiplier ainsi les déplacemens, les faux frais, les pertes de temps et de matière, pour aboutir, en fin de compte, à un travail moins parfait. Ainsi le commande l’état actuel de cette industrie dont le débouché est malheureusement trop restreint pour que la spécialité s’y mette. Il n’y a que les praticiens et les praticiens éclairés qui puissent dire tout le désavantage qui en résulte. Mais cet inconvénient est surtout sensible en mécanique ; c’est là que la rareté des grandes commandes et les changemens trop fréquens dans le travail font le désespoir des maîtres et conduisent à la ruine finale des ateliers.

Il y a en France tel mécanicien que nous pourrions nommer qui, depuis quinze ou vingt ans, construit invariablement la même machine