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conduisit sa flotte et ce vieux Victory, accoutumé à plus de ménagemens, dans des passes à peu près inconnues, et qui, même aujourd’hui, nous semblent à peine praticables pour de pareils navires ? Il n’est point de difficultés de navigation qu’à cette école les Anglais n’eussent appris à braver. Tel est, en partie ; le secret de ces croisières opiniâtres qui, même au cœur de l’hiver, tenaient nos ports bloqués et nos côtes en alarme ; telle est la meilleure explication de ces mouvemens rapides qui déconcertèrent nos projets, de ces concentrations imprévues par lesquelles les escadres anglaises semblaient se multiplier sur la face du globe.

Ce qu’on peut étudier avec fruit chez Nelson, chez cet homme d’une activité si prodigieuse en même temps que d’une audace si rare, c’est donc plus encore l’activité maritime que l’audace militaire. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on reconnaît toute l’importance du recueil qui a servi de base à notre travail. Ce monument de famille qu’un soin religieux vient d’élever au héros de l’Angleterre est aussi un monument historique. Irrécusables témoignages de cet ardent amour du métier de la mer, de cet enthousiasme de la profession qui distinguait Nelson entre tous ses émules, ces dépêches semi-officielles, ces brusques effusions nous transportent au milieu du camp ennemi et nous font pénétrer aujourd’hui sous la tente d’Achille. Quant à nous, nous sommes revenu de cette excursion, nous aimons à le proclamer, plus tranquille sur l’avenir, plus assuré encore que nos revers, pendant cette dernière guerre, n’eurent leur source ni dans la nature des hommes, ni dans l’essence même des choses, mais dans l’infériorité temporaire où nous avaient jetés de fatales circonstances[1]. Nous en avons rapporté aussi

  1. Un officier de la marine anglaise a déjà résumé notre pensée à cet égard, et nous ne pouvons résister au plaisir d’extraire ce remarquable passage d’un ouvrage qui a causé une vive sensation de l’autre côté de la Manche. « Supposez un instant (s’écrie M. Plunkett, après avoir tracé une rapide et loyale esquisse des succès qui ont honoré notre marine depuis 1830), supposez que nous ayons affaire, non pas à un de ces absurdes braillards qui ne cessent de déclamer contre la Grande-Bretagne, mais à un officier honorable et éclairé, comme on peut en trouver dans la marine française : ne pourrait-il, en vérité, nous tenir ce langage ? — Nous ne voulons point nier que vous nous ayez battus pendant la dernière guerre ; mais, si nous ne contestons pas nos défaites passées, nous ne croyons pas non plus qu’elles soient de nature à nous décourager. Au contraire, au milieu des plus funestes revers, nous retrouvons des traits d’héroïsme et d’intrépidité faits pour nous consoler du passé, faits pour nous donner espoir dans l’avenir. Les Anglais n’ont jamais mis notre courage en doute ; mais, avec l’aveuglement que les peuples portent trop souvent dans ces jugemens mutuels, ils ont cru que le courage français, bien qu’ardent et impétueux, manquait de persévérance. Rien n’est moins vrai cependant. Quand nos bâtimens se sont trouvés accablés par la supériorité du nombre ou de la tactique, on a pu admirer l’opiniâtreté de leur défense. Vos rapports officiels auraient dû vous apprendre qu’en pareille circonstance la résistance des navires français a été souvent prolongée bien au-delà des limites du devoir… Les causes de nos revers sont palpables, évidentes ; mais ces causes ne sont point d’une nature permanente. Elles ne tiennent point, comme le courage et la persévérance dont nous avons fait preuve, au caractère français. Il suffit de parcourir à la hâte une histoire impartiale de la dernière guerre maritime pour se convaincre que nos bâtimens n’ont cédé qu’à la supériorité de votre feu. Pendant que vos canonniers balayaient nos gaillards, nous brisions vos vergues de cacatois et jetions nos boulets aux nuages. Ce n’est pas que vos canonniers fussent excellens, mais les nôtres étaient détestables. Les hommes cependant ne naissent pas canonniers. Pour faire de bons canonniers de nos marins, nous n’épargnerons, vous pouvez y compter, ni notre argent ni nos peines… Sous le rapport de la manœuvre, vous nous étiez également supérieurs ; la manœuvre, Dieu merci, n’est pas, plus que l’artillerie, une science innée ; c’est une science acquise. Nous entretenons à la mer autant de matelots que vous, et, depuis quelques années, nos bâtimens ont été plus souvent que les vôtres en présence de l’ennemi.
    « Si du personnel noirs passons au matériel, votre supériorité sur ce point est incontestable ; mais le plus faible, dans une guerre maritime, peut avoir aussi ses jours de victoire ; les Américains vous l’ont prouvé. Ils n’avaient pas à la mer la vingtième partie de vos forces. En opposant à vos navires des navires plus forts et mieux armés, ils ont fait tomber plus d’un laurier de votre front… En somme, vous avez pour vous le prestige des succès passés ; nous avons pour nous la leçon de l’adversité. Nous avons été formés à l’école la moins agréable, mais, nous l’espérons, la plus instructive. Vous pouvez sourire de notre confiance parce qu’elle est de fraîche date, c’est pour cela même qu’elle est moins sujette à nous tromper. Nous fondons notre espoir sur ce qui est, et vous sur ce qui a été ; nous sommes à l’abri de ce danger qui a causé la perte de tant de nations une aveugle confiance basée sur d’anciens triomphes. L’Espagne a conservé les colonnes d’Hercule sur ses piastres ; votre pavillon flotte depuis long-temps sur les remparts de Gibraltar. » (The past and future o f the British Navy, by the hon. E. Plunkett, commander R. N., Londres, 1846.)