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Une ou deux minutes d’un morne silence ont suivi le dernier coup de canon du Bucentaure. Les canonniers vérifient leur pointage, et, comme à un signal donné, les 6 ou 7 vaisseaux qui entourent Villeneuve ouvrent tous à la fois leur feu sur le Victory. La houle, qui, prenant nos vaisseaux en travers, leur imprime un balancement irrégulier, ajoute encore à l’incertitude de leur tir. Ceux de nos projectiles qui ne tombent point en-deçà du Victory le dépassent ou vont s’égarer dans sa mâture. Ce vaisseau est déjà arrivé à 500 mètres du Bucentaure sans avoir éprouvé d’avaries. Un boulet plus heureux vient alors couper son mât de perroquet de fougue ; un autre boulet met sa roue de gouvernail en pièces ; un boulet ramé renverse sur la dunette 8 soldats de marine, car Nelson, moins prévoyant que Collingwood, a souffert que son équipage demeurât debout et aligné, au lieu de le faire coucher à plat-pont. Un nouveau projectile passe entre Nelson et le capitaine Hardy. « L’affaire est chaude, dit Nelson avec un sourire, trop chaude pour durer long-temps. » Depuis quarante minutes[1], le Victory supporte le feu d’une escadre entière, et ce vaisseau, que rien au monde n’eût pu sauver d’une destruction complète, si nous eussions eu de meilleurs canonniers, ne compte encore que 50 hommes hors de combat[2]. 200 bouches à feu tonnant contre lui n’ont pu l’arrêter. Porté majestueusement sur les lames qui le soulèvent et le poussent vers nos rangs, il se dirige lentement sur le vaisseau de Villeneuve ; mais la ligne à son approche s’est serrée comme un faisceau de dards. Le Redoutable a touché plusieurs fois de son beaupré le couronnement du Bucentaure ; la Santissima-Trinidad est en panne sur l’avant de ce dernier vaisseau ; le Neptune le serre de près sous le vent. Un abordage semble inévitable. Villeneuve en ce moment saisit l’aigle de son vaisseau et la montre aux matelots qui l’entourent. « Mes amis, leur dit-il, je vais la jeter à bord du vaisseau anglais. Nous irons la reprendre ou mourir. » Nos marins répondent à ces nobles paroles par leurs acclamations. Plein d’espoir dans l’issue d’un combat corps à corps, Villeneuve, avant que la fumée dérobe le Bucentaure à la vue de l’escadre, adresse un dernier signal à ses vaisseaux. « Tout vaisseau, leur dit-il, qui ne combat point, n’est pas à son poste, et doit prendre une position quelconque qui le reporte le plus promptement possible au feu. » Son rôle d’amiral est terminé. Il ne lui reste plus qu’à se montrer le plus brave des capitaines de l’armée.

Hardy, cependant, vient de reconnaître l’impossibilité de couper la

  1. De midi vingt minutes à une heure. (James’s Naval History.)
  2. « Je fis monter une grande partie des chefs de pièce sur le gaillard (dit le capitaine du Redoutable, dans le rapport qu’il adressa, après ce combat, au ministre de la marine) pour leur faire remarquer combien nos vaisseaux tiraient mal : tous leurs coups portaient trop bas et tombaient dans l’eau. Je les engageai à tirer à démâter. »