Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déliés dans le vide, d’atteindre à grand hasard quelque important cordage, d’écorcher quelque mât, les Anglais, mieux inspirés ; la concentraient tout entière vers un but plus certain, — la ligne de batterie de l’ennemi : ils jonchaient nos ponts de cadavres, pendant que nos boulets passaient au-dessus de leurs vaisseaux[1]. Plus exercés d’ailleurs que nos canonniers, unissant à la précision du tir une rapidité qui nous fut long-temps inconnue, les canonniers anglais étaient parvenus en 1805 (non sur tous les vaisseaux peut-être, mais sur les vaisseaux bien commandés, sur le Foudroyant qu’avait monté Nelson, sur le Dreadnought que venait de quitter Collingwood) à tirer de chaque pièce près d’un coup de canon par minute. A la même époque, nos pièces les mieux servies mettaient entre chaque coup plus de trois minutes d’intervalle[2]. C’est à cette double infériorité dans le tir que nous eussions dû attribuer, — si la vérité n’était si lente à se faire jour, — la plupart de nos revers depuis 1793 ; c’est « à cette grêle de boulets, comme l’écrivait Nelson, que l’Angleterre devait alors l’empire absolu des mers, » qu’il devait lui-même la victoire d’Aboukir, qu’il allait devoir celle de Trafalgar.

La brise qui avait conduit les vaisseaux de Villeneuve et de Gravina hors du port avait subitement fraîchi. Retardée dans sa marche par l’inexpérience de plusieurs vaisseaux espagnols qui étaient tombés sous le vent en prenant des ris, l’armée combinée s’éloignait lentement de la côte, et Nelson, averti par ses frégates des mouvemens de notre escadre,

  1. Le vice-amiral Émériau remarqua des premiers « que l’incertitude du tir à démâter et à couler bas avait été trop bien démontrée par l’expérience. » Il prescrivit aux vaisseaux qu’il commandait à Toulon en 1812 « de tirer en plein bois, afin de porter le désordre dans les batteries de l’ennemi. » A peu près à la même époque, un de ces jeunes capitaines qui surgissaient alors de toutes parts (vaillante pépinière qui eût racheté les revers de l’empire, si l’empire eût vécu) répétait à ses canonniers, avant un brillant combat, cet avis tout empreint de verve gauloise et de raison : « Mes amis, tirez bas ; les Anglais n’aiment pas qu’on les tue. »
  2. Règles de pointage, par M. de Montgéry, page 83.