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que c’est un vent de la matinée. On me signale 18 voiles. Ainsi il est très probable que les habitans de Cadix auront à vous donner de nos nouvelles… Je n’ai consulté, monseigneur, dans ce départ, que le désir ardent de me conformer aux intentions de sa majesté et de faire tous mes efforts pour détruire le mécontentement dont elle a été pénétrée des événemens de la dernière campagne. Si celle-ci réussit, j’aurai de la peine à ne pas croire que tout devait aller ainsi, que tout était calculé pour le plus grand bien du service de sa majesté. »


IX.

Villeneuve était donc parti, et marchait au combat ; il y marchait sans confiance. Dans cette flotte si brave, si dévouée, il sentait un germe latent de destruction ; il s’alarmait sans pouvoir définir exactement l’objet de ses alarmes. Le souvenir d’Aboukir était au fond de ses craintes ; mais quels griefs retrouve-t-on exprimés dans toutes ses dépêches ? de quoi se plaignait-il sans cesse ? « Du défaut d’expérience de mer de nos officiers et matelots, du défaut d’expérience de la guerre de nos capitaines-commandans, du défaut d’ensemble dans le tout. » C’étaient là sans doute de graves et légitimes sujets de plainte ; à la veille du combat, il était cependant un mal plus réel, que Villeneuve n’a jamais signalé, qui il n’a jamais tenté de réparer, et qui, dès l’année 1802, était admirablement dénoncé par le célèbre ingénieur Forfait. « C’est réellement, écrivait Forfait dans une brochure trop peu écoutée à cette époque, le canon qui seul impose la loi de la force sur les mers. Il est vraiment plaisant, ajoutait-il avec raison, d’entendre discourir souvent et fort longuement pour assigner les causes de la supériorité des Anglais… Quatre mots la démontrent… Ils ont des vaisseaux bien installés, une artillerie bien servie, et ils manœuvrent bien… Quant à vous, c’est tout le contraire… Quand vous serez comme eux, vous leur tiendrez tête… vous les battrez, quand vous saurez aller au pas de charge de mer. » Quiconque voudra se figurer les effets destructeurs que l’on peut attendre d’une masse de fer dont le poids total dépasse souvent trois mille livres, lancée dans l’espace avec une vitesse presque double de celle du son[1], parcourant 500 mètres par seconde et arrêtée subitement dans sa course par un obstacle pénétrable qui se déchire et éclate en fragmens plus meurtriers que le boulet même, comprendra la puissance formidable des premières bordées d’un vaisseau de ligne. Au lieu de gaspiller cette force irrésistible, comme nous le faisions alors[2], dans l’espoir de couper quelques fils

  1. La vitesse du son dans l’air (par 15 degrés de température) est de 341 mètres par seconde ; celle d’un boulet de 24 chassé par 6 kilogrammes de poudre est de 500 mètres.
  2. Les traités d’artillerie et de tactique les plus estimés en France et en Espagne, les ouvrages, si précieux d’ailleurs, de M. Audibert de Ramatuelle et de M. de Churruca, les instructions officielles publiées sous les auspices du ministre de la marine, recommandaient formellement « de ne point oublier que le premier et le principal objet d’un combat naval est de dégréer et de démâter l’ennemi. » -« On a constamment remarqué (observe fort judicieusement le général Douglas) que, dans nos affaires avec les Français, nos bâtimens avaient toujours beaucoup plus souffert dans le gréement que dans la coque. L’usage général que faisaient les Français du ras de métal comme ligne de mire a pu dans quelques cas en être la cause ; mais il faut chercher aussi la source de ces erreurs dans cette ancienne règle, établie dans la marine française, « de ne jamais tirer lorsque le bâtiment dans ses mouvemens de roulis s’abaisse vers le côté où l’on combat, mais toujours lorsqu’il se relève, parce que les coups qui manquent le corps du navire ennemi peuvent en atteindre le gréement. » Ce précepte explique suffisamment le peu de dommage que nos vaisseaux ont toujours reçu dans leur coque en combattant contre les bâtimens français. »
    (Traité d’Artillerie navale, par le général sir Howard Douglas.)