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français et espagnols se trouvaient réunis sous son pavillon : il ne lui restait plus qu’à se porter devant Brest ; mais c’était là pénétrer au cœur des croisières anglaises, et Villeneuve, au moment décisif, sentit faiblir son courage. « Connaissez, monseigneur, toutes mes sollicitudes, écrivit-il le 11 août à l’amiral Decrès. Je vais prendre la mer avec 2 vaisseaux infestés de maladies, l’Achille et l’Algésiras. L’Indomptable n’est pas mieux ; il a en outre perdu du monde par désertion. On me menace de la réunion de Calder et de Nelson… Nos forces, qui devaient être de 34 vaisseaux, seront tout au plus de 28 ou 29 ; celles des ennemis, plus réunies qu’elles n’ont jamais été, ne me laissent guère d’autre parti que de gagner Cadix. »

Malgré la formidable coalition que Pitt armait en ce moment contre la France, l’empereur attendait encore Villeneuve. Qui de nous aujourd’hui n’a partagé les émotions de cette sublime attente ? Qui de nous, quand l’illustre historien de cette grande époque nous tenait suspendus au charme de son récit, n’a suivi ce profond regard tourné vers l’occident, n’a cru voir un instant blanchir à l’horizon ces 50 voiles qui devaient porter les destinées du monde ? « Partez, écrivait l’empereur à Villeneuve. 150,000 hommes, un équipage complet ; sont embarqués à Boulogne, Étaples, Vimereux et Ambleteuse sur 2,000 bâtimens de la flottille, qui, en dépit des croisières anglaises, ne forment qu’une ligne d’embossage dans toutes les rades depuis Étaples jusqu’au cap Grisnez. Votre seul passage nous rend, sans chances, maîtres de l’Angleterre. » Cœur généreux, caractère apathique, peu avide de cette « grande gloire qui prolonge la mémoire des hommes au-delà de la durée des siècles[1], » Villeneuve pouvait s’élever, si l’on suspectait son courage, jusqu’à l’héroïsme le plus désespéré : rien au monde n’eût éveillé chez lui cette ardente confiance que lui demandait l’empereur. Il s’était engagé trop légèrement peut-être dans une entreprise délicate. C’était déjà en compromettre le succès que vouloir s’arrêter aux dangers de la route. Villeneuve, d’un œil inquiet, en sondait incessamment les précipices. Poltron de tête et non de cœur[2], comme l’illustre amiral qui livra la bataille de La Hogue, il marchait en tremblant dans ce sentier étroit, au bout duquel il apercevait moins un royaume à conquérir qu’une marine renaissante à sacrifier. Sa conscience réclamait en secret contre ces imprudences, et son ame se sentait émue pour la fortune du pays.

Moins préoccupé du péril et toujours prêt à se dévouer, Gravina pensait cependant comme Villeneuve.

« Je suis très reconnaissant de la confiance et des marques d’honneur dont sa majesté impériale et royale veut bien me combler (écrivait ce brave amiral, le

  1. Le premier consul au général Decaen, mars 1803.
  2. C’est ainsi que Seignelai appelait le maréchal de Tourville.