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par la familiarité, de l’école impériale par la périphrase ; il rappelle en plus d’un passage la splendeur enfantine de l’école qui pendant long-temps s’est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de quelques années. Pour fondre ensemble, pour identifier ces trois manières, il faudrait une main puissante, un art infini ; mais à quoi bon dépenser l’art et la puissance dans une tâche aussi ingrate ? Le style, pour avoir une véritable valeur, doit relever directement de la pensée ; toutes les fois qu’il n’a pas cette origine unique et souveraine, il manque de force et de vie, il interprète incomplètement les sentimens et les idées dont se compose le discours, il ne sait porter ni l’évidence dans l’esprit ni l’émotion dans le cœur.

Pourtant, malgré toutes les réserves que je viens de faire, et dont le sens, je l’espère du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je suis loin de considérer Agnès de Méranie comme une œuvre sans importance. À mes yeux, la tragédie nouvelle ne vaut pas moins que Lucrèce. Si les défauts d’Agnès ont paru plus nombreux, si l’absence de vie et de mouvement a été relevée avec une sorte d’unanimité, ce n’est pas qu’Agnès soit conçue plus faiblement que Lucrèce. Les destinées diverses de ces deux tragédies tiennent, selon moi, à la diversité profonde des sujets. Le public, indulgent pour Lucrèce, s’est montré plein d’exigence pour Agnès de Méranie. En écoutant l’épisode raconté par Tite-Live et versifié par M. Ponsard avec une certaine élégance, il n’a songé qu’à l’harmonie des vers et n’a gourmandé l’auteur ni sur la monotonie de la composition, ni sur l’incorrection du langage. En écoutant la tragédie nouvelle, empruntée à l’histoire du moyen-âge, il semble avoir dépouillé toute son indulgence ; bien qu’il se soit fourvoyé plus d’une fois pendant la représentation, bien qu’il ait applaudi ce qu’il aurait dû blâmer, bien qu’il ait accueilli avec indifférence ce qu’il aurait dû applaudir, cependant, lorsqu’il s’est agi de formuler une opinion générale, il ne s’est pas déclaré satisfait. Je ne dis pas qu’il ait absolument tort aujourd’hui, mais je pense qu’il a péché, il y a trois ans, par excès d’indulgence.

Il n’y a dans l’accueil fait à la tragédie nouvelle rien qui doive décourager M. Ponsard ; son talent poétique n’est pas remis en question. Si, dans ses deux premiers ouvrages, l’auteur n’a pas montré pour les combinaisons dramatiques une aptitude souveraine, ce n’est pas une raison pour désespérer de son avenir littéraire. Je pense, au contraire, que la représentation d’Agnès sera pour le poète une leçon salutaire et féconde. Averti par la résistance qu’il vient de rencontrer, il sait maintenant qu’il lui reste encore bien des secrets à deviner. Qu’il persévère et marche avec courage dans la carrière où il est entré si heureusement ; l’avenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.


GUSTAVE PLANCHE.