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n’ayant pas accepté complètement la donnée que lui fournissaient les historiens, il convient, je crois, de rappeler sommairement les élémens de la réalité. Après ce rapide résumé, il nous sera plus facile d’estimer la création du poète à sa juste valeur. Ce n’est pas, Dieu merci, que je songe à confondre les devoirs du poète et les devoirs de l’historien. Chacun d’eux a sa mission spéciale, son but particulier ; les lois qui régissent l’histoire et la poésie sont profondément distinctes et séparées par un intervalle immense. La réalité ou l’histoire n’est pour le poète qu’un point de départ. La connaissance la plus complète de la réalité ne saurait suffire à la construction d’un poème. Il n’y a pas de poème, lyrique, épique ou dramatique, sans l’intervention toute puissante d’une faculté qui n’a pas de rôle à jouer dans l’histoire et qui s’appelle imagination. Si donc je crois devoir rappeler les principaux épisodes dont se compose la vie d’Agnès de Méranie, ce n’est pas pour superposer la tragédie à l’histoire. Je n’ai jamais pu, je l’avoue, assister sans sourire à cette étrange manœuvre de la critique, fort à la mode sous la restauration. Je ne crois pas qu’il soit possible d’identifier l’histoire et la poésie sans blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s’il appartient au poète d’interpréter librement la réalité fournie par l’histoire, afin de l’agrandir, de l’animer, de la vivifier, de lui rendre le mouvement et la variété qu’elle perd trop souvent entre les mains de l’historien, à moins que l’historien, par un privilège bien rare, ne réunisse l’art à la science comme Augustin Thierry ; si le poète, en un mot, est maître absolu de la réalité, il ne peut gouverner son domaine qu’à la condition de le connaître, il ne peut l’agrandir qu’à la condition d’en avoir mesuré l’étendue, de savoir où commence, où finit son domaine. S’il lui arrive de laisser dans l’ombre plusieurs parties importantes de la réalité, de négliger des élémens qui semblaient appelés à la résurrection, nous avons le droit de le gourmander, et même il nous est permis de croire qu’il n’a pas étudié suffisamment la donnée qu’il voulait traiter. C’est pourquoi, avant d’analyser la tragédie de M. Ponsard, nous feuilleterons rapidement le règne de Philippe-Auguste.

Agnès de Méranie était la troisième femme de Philippe-Auguste. Le roi, après la mort d’Isabelle de Hainaut, sa première femme, avait épousé Ingeburge, princesse danoise, afin de se ménager des droits sur l’Angleterre et d’inquiéter ainsi Richard Cœur-de-Lion. Une répugnance invincible, sur laquelle les historiens ne s’expliquent pas clairement, l’avait poussé à répudier Ingeburge dès le premier jour de son mariage. La princesse danoise s’adressa vainement au pape Célestin III pour obtenir justice. Trois ans après son second mariage, le roi prit une nouvelle épouse et choisit Agnès de Méranie. A la nouvelle de ce troisième mariage, Ingeburge renouvela ses doléances au pape et le supplia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus