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de Méranie, on en pourrait dire autant de Lucrèce. Reste à savoir si ces qualités qui ont suffi au succès d’une tragédie romaine pouvaient suffire au succès d’une fable dramatique prise dans l’histoire de la France au moyen-âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce était gravé dans toutes les mémoires. Avant le lever du rideau, chacun savait à quoi s’en tenir sur l’exposition, le nœud et le dénouement de la fable tragique. La foule attentive, n’ayant pas à se préoccuper de la marche de l’action, puisqu’elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d’entendre des vers généralement bien faits. Tout entière à la joie de voir un drame domestique simplement exposé, simplement noué, dénoué simplement, elle ne s’arrêtait pas à compter les imitations ; elle n’apercevait pas ou pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plusieurs scènes de Lucrèce. Elle n’avait pas d’ailleurs l’oreille assez exercée pour relever toutes ces fautes. Elle n’était pas assez familiarisée avec l’analyse du langage pour signaler les barbarismes d’acception qui font tache dans plus d’un alexandrin. Quand il arrivait au poète de détourner un mot de son sens naturel, de sa signification légitime, elle n’en souffrait pas et ne pouvait songer à le gourmander. En choisissant dans l’histoire de la France au moyen-âge le sujet de sa nouvelle tragédie, M. Ponsard se plaçait dans une condition beaucoup plus difficile. Quoiqu’il s’adressât au même public, quoiqu’il dût compter sur la même indulgence dans toutes les questions qui touchent à la pureté du langage, il avait cependant à satisfaire d’autres exigences. Le sujet d’Agnès de Méranie était nouveau pour la plus grande partie des spectateurs, et, par cela même qu’il était nouveau, l’attention publique voulait être excitée par l’originalité des caractères, par la rapidité de l’action, par la variété des incidens, par la vivacité du dialogue. Je sais bien que toutes ces qualités, envisagées d’une façon générale, ne sont pas moins nécessaires dans une tragédie romaine que dans une tragédie empruntée à l’histoire du moyen-âge ; mais l’expérience a montré que la foule, toutes les fois qu’il s’agit d’un sujet consacré par une longue tradition, s’attache plus à la forme qu’au fond, et fait bon marché du mouvement et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux, pourvu que la période ait du nombre, que les images soient habilement assorties. Quelques grandes pensées exprimées en beau langage, quelques sentimens généreux présentés avec clarté suffisent à défrayer, dans ces conditions, le triomphe d’une soirée. Si plus tard la réflexion vient démontrer que les personnages de cette tragédie sont jetés dans un moule connu depuis long-temps, que l’action est languissante, la foule persiste pourtant dans son premier enthousiasme, et ne consent pas à renier son admiration. Or, c’est là précisément ce qui est arrivé à la tragédie de Lucrèce.

L’histoire d’Agnès de Méranie est simple et touchante. M. Ponsard