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REVUE DES DEUX MONDES.

Était-ce une halte de chasseurs, un bivouac d’Indiens bravos[1], ou un hato[2] de muletiers ? La conduite d’argent que j’avais aperçue le matin me revint en mémoire, et ce souvenir me rassura. L’obscurité croissait cependant, et bientôt je ne distinguai plus le nuage. Quelques instans se passèrent dans une cruelle incertitude ; mais, quand la nuit fut tombée tout-à-fait, la lueur du feu se dessina claire et brillante au milieu des ténèbres. Je pus me remettre en marche.

À mesure que j’avançais, la zone de flamme s’élargissait graduellement, et j’aperçus enfin la silhouette noire de deux hommes assis près d’un brasier. Deux énormes chiens qui se précipitèrent vers moi avec des aboiemens furieux, ne me laissèrent pas le temps de reconnaître, avant de m’approcher davantage, à qui j’allais avoir affaire. Une voix rude rappela fort heureusement les dogues, qui revinrent à pas lents se coucher près du feu. Malgré cette démonstration pacifique, l’aspect de mes deux futurs hôtes n’était rien moins que rassurant. La physionomie la plus débonnaire emprunte toujours quelque chose de menaçant aux reflets d’un brasier, et les figures sauvages des deux inconnus n’étaient nullement adoucies par ces lueurs sinistres. Leurs vêtemens de toile blanche étaient littéralement raidis par une épaisse croûte de sang caillé, et, au moment où j’entrai dans la zone de lumière, je remarquai aussi des traces de sang sur les poils des deux dogues qui me regardaient en grognant.

— Approchez sans crainte, me dit l’un des deux hommes ; nous avons entendu la voix d’un chrétien, et vous n’avez plus rien à redouter. Avant tout, mettez pied à terre car ces chiens sont dressés à ne voir un ennemi que dans un homme à cheval : les Apaches ne vont jamais à pied.

— Volontiers, repris-je en descendant de cheval ; mais je ne veux pas être indiscret, et je n’ai qu’à vous demander le chemin du préside de Tubac, dont je dois être tout près.

— À moins qu’une demi-douzaine de lieues ne soient rien pour votre cheval, vous en êtes tout près en effet, répondit assez brusquement mon interlocuteur. Puis, voyant mon étonnement, il ajouta : Si, comme le prouvent votre question et votre surprise, vous êtes égaré, ce que vous avez de mieux à faire sera de passer la nuit près de ce brasier, car vous vous égareriez de nouveau, sans espoir de trouver un feu pour vous chauffer et une tranche de bison pour souper.

Cette dernière raison me parut concluante, j’étais à jeun depuis le matin, et j’acceptai de grand cœur la modeste hospitalité que le lieu et le moment rendaient pour moi si précieuse. Débarrassé de mes préoccupations les plus poignante, c’est-à-dire la faim, la soif et solitude, je promenai un regard moins distrait autour de moi. À moitié

  1. Féroces.
  2. Halte.