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des bouffées de fumée s’étant fait jour de toutes parts, chacun s’enfuit dans le jardin. L’aspect en était bizarre ; les bancs de pierre étaient couverts de mousse ; les murs des terrasses, souvent éboulés, avaient laissé croître entre les pierres mal jointes mille plantes sauvages, tantôt s’élançant droites et hautes, tantôt tombantes à terre comme des lianes flexibles ; les allées avaient disparu sous le gazon ; les parterres, réservés aux fleurs cultivées, avaient été envahis par les fleurs sauvages, qui poussent partout où le ciel laisse tomber une goutte d’eau et un rayon de soleil ; le liseron blanc entourait et étouffait le rosier des quatre saisons ; le mûrier sauvage se mêlait au fruit rouge des groseilles ; la fougère, la menthe aux doux parfums, les chardons à la tête hérissée de dards, croissaient à côté de quelques lis oubliés. Au moment où les voyageurs entrèrent dans l’enclos, mille petites bêtes, effrayées de ce bruit inaccoutumé, s’enfuirent sous l’herbe, et les oiseaux quittèrent leurs nids en volant de branche en branche. Le silence, qui avait tant d’années régné dans ce paisible lieu, fit place au bruit des voix et à de joyeux éclats de rire. Nul ne comprit cette solitude ; nul ne se recueillit devant elle. Elle fut troublée, profanée sans respect. On se fit de nombreux récits des différens épisodes des plus jolies soirées de l’hiver, récits entremêlés d’aimables allusions, de regards expressifs, de complimens cachés, enfin de ces mille riens qui accompagnent les conversations de ceux qui cherchent à se plaire, n’ayant pas encore le droit d’être sérieux.

Le maître d’hôtel, après avoir vainement erré le long des murailles du château pour trouver une cloche qui pût retentir au loin, se décida enfin à crier du haut du perron que le déjeuner était servi. Le demi-sourire qui accompagnait ces paroles prouvait qu’il se résignait, comme ses maîtres, à prendre le parti de manquer ce jour-là à toutes ses habitudes d’étiquette et de convenance. On se mit gaiement à table. On oublia le vieux château, le désert où il se trouvait, la tristesse qui y régnait ; tout le monde parla à la fois, et l’on but à la santé de la châtelaine, ou plutôt de la fée dont la seule présence faisait de cette masure un palais enchanté. Tout à coup tous les yeux se tournèrent vers les croisées de la salle à manger.

— Qu’est ceci ? s’écria-t-on.

Devant les fenêtres du château, on voyait passer et s’arrêter une petite carriole d’osier peinte en vert, avec de grandes roues aussi hautes que le corps même de la voiture ; elle était attelée à un cheval gris, court, dont les yeux semblaient être menacés par les brancards qui, du cabriolet, allaient toujours en s’élevant vers le ciel. La capote avancée de la petite carriole ne laissait voir que deux bras couverts des manches d’une blouse bleue, et un fouet qui chatouillait les oreilles du cheval gris.