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profitait désormais plus que celle de la conscience ; l’activité de l’école théologique y avait fait place à l’ardeur des investigations scientifiques. Genève envoyait encore au dehors des missionnaires ; mais, comme le fit Rousseau, ce qu’ils allaient prêcher, c’était l’abolition des lois politiques et religieuses sous lesquelles vivaient les grands états limitrophes ; au lieu des Bèze et des Budé, les ambassadeurs littéraires que la France, de son côté, adressait à Genève étaient Voltaire ou Diderot.

La Suisse allemande marchait avec bien plus de précautions et moins de retentissement dans la voie des travaux de l’esprit. Haller honorait le patriciat de Berne par son génie ; Lavater, dans la bourgeoisie lettrée de Zurich, représentait la docte et bienveillante rêverie, pour laquelle l’Allemagne protestante a toujours eu tant de penchant ; à Bâle, les noms des Mérian et des Bernouilli méritaient la reconnaissance des amis des sciences naturelles et mathématiques. La saine métaphysique citait avec orgueil, sur les bords du lac de Genève, les études de Charles Bonnet ; Saussure ouvrait la route aux savans explorateurs des Alpes. Lausanne, séjour préféré de Gibbon, semblait à ce génie, à la fois si élégant et si exact, le lieu de l’Europe le plus propre aux grandes études historiques, tempérées par l’agrément de la vie du monde, et favorisées par la complète liberté du jugement.

L’attention des publicistes de l’Europe entière s’arrêtait sur un pays où, dans un espace fort resserré, toutes les formes de gouvernement essayées en d’autres temps et dans d’autres contrées se développaient sans conflit, malgré la juxtaposition de systèmes si divers. On pouvait, en effet, y étudier en même temps le jeu de la démocratie absolue à Schwytz, celui de l’aristocratie strictement définie à Berne, celui de l’oligarchie à Lucerne, celui de la monarchie constitutionnelle à Neufchâtel, celui du pouvoir théocratique ou plutôt patriarcal à Porentruy. Toutes les combinaisons qui peuvent entrer dans des régimes municipaux ingénieusement compliqués existaient à Bâle, à Zurich, à Genève, à Saint-Gall. La grossièreté capricieuse des factions du moyen-âge se maintenait dans les dizains ou districts du Valais, tandis que, dans les Grisons, l’ascendant de deux grandes familles patriciennes, les Salis et les Planta, établissait quelque harmonie entre les partis et donnait une direction suivie aux pouvoirs confus de cent cinquante démocraties rurales, unies par un lien fédéral très imparfait. Toutes les nuances entre la dépendance absolue et l’autonomie presque complète se rencontraient dans les territoires sujets des cantons. A chaque pas, on était, en Suisse, frappé par les plus étranges anomalies : des gouverneurs privés de l’exercice de leur culte et presque omnipotens pour le reste[1], des souverains à qui l’entrée de certaines villes de

  1. Les baillis envoyés par l’état de Fribourg ; dans la terre médiate.