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très sensible, mais évidemment d’un peu de liberté de plus. Aussi ne ’échangerait-on pas, si imparfaite qu’elle soit, contre le bien-être qui règne tout à côté dans les provinces administrées directement par l’Autriche.

En été, dans les villages croates, les enfans jouent entièrement nus devant les portes au grand soleil ; on ne les habille qu’au cœur de l’hiver. Les femmes connaissent peu l’usage de la chaussure, et portent d’ordinaire, pour tout vêtement, une veste à la hongroise par-dessus leur longue chemise. Les hommes se sont fait la part peut-être un peu meilleure : chaussés de lourdes bottes dans toutes les saisons, vêtus de larges pantalons de toile et d’une sorte de blouse serrée à la ceinture, ils se couvrent encore par les temps froids d’un manteau de laine ou d’une peau de mouton. C’est tout le luxe des paysans croates. Les maisons, séparées et entourées d’un enclos, sont de chétive apparence. Quelques unes n’ont point de cheminées ; l’âtre est au milieu de l’aire ; à défaut, de bois, on y brûle de la paille ; la fumée sort par la porte ou par une ouverture pratiquée au sommet du toit. Assis sur des sièges de bois autour de ce foyer d’une simplicité toute primitive, les paysans croates passent leurs soirées à écouter quelques récits joyeux qui les ramènent toujours vers l’Illyrie ancienne et chevaleresque. Parfois le raki, la liqueur aimée des Slaves, vient ranimer l’inspiration des conteurs, après le repas fait en famille ; mais l’on sait s’arrêter avant que la raison succombe, à moins pourtant qu’il ne s’agisse de fêter quelque grand saint du paradis et surtout la Vierge très respectée.

Je passai successivement par plusieurs villages qui appartenaient à je ne sais plus quel puissant magnat, riche à plusieurs millions et dont j’aperçus bientôt la somptueuse villa, bâtie sur un coteau et entourée de jardins dessinés à l’anglaise. Un attelage à quatre chevaux était arrêté tout près du péristyle. Plusieurs coureurs superbement montés, des laquais vêtus d’un costume à moitié albanais et le sabre au côté, attendaient le signal du départ. Un vieillard parut, appuyé sur le bras d’un jeune homme qui lui témoignait beaucoup de déférence ; tous deux étaient Habillés dans le dernier goût de Paris et de Vienne. Ils prirent place dans le brillant équipage qui, lancé à bride abattue sur la route d’Agram, eut bientôt disparu, quoique le chariot sur lequel je cheminais marchât d’un pas raisonnable. J’avais déjà vu les deux extrêmes de la société illyrienne en Croatie.

Un soir d’octobre, à la nuit tombante, je tournais le dernier mamelon des Alpes qui viennent finir, comme un pan de mur, sur les bords de la Save, à une demi-lieue d’Agram. Le ciel était calme, la route solitaire. Quelques bruits confus, qui grossissaient à mesure que j’approchais de la ville, attirèrent mon attention. Il n’y avait dans ces bruits rien de fort effrayant. Néanmoins, à l’entrée du faubourg, une dizaine de jeunes gens se jetèrent au-devant du chariot sur lequel j’étais