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est aussi beau qu’il est brave ; mais est-ce cette pensée qui cause votre tristesse ?

— Oh ! non ; c’est ce pauvre mayordomo !

— Cayetano ?

— Hélas ! oui, reprit Juan avec un redoublement de grimaces mélancoliques ; il est mort !...

— Mais il était à peine blessé !

Juan prit un air mystérieux.

Il paraît, me dit-il, qu’on avait enduit les cornes du taureau avec le suc du palo mulato[1], et que la mort du pauvre majordome a été aussi horrible que prompte. Vous n’avez pas oublié l’homme qui vous a rencontré mourant de soif, et qui avait averti Benito de vous apporter de l’eau ?, Eh bien ! c’est Feliciano, le frère d’un ancien ami de Cayetano. Cet ami, possesseur d’un secret que le majordome eût voulu lui arracher avec la vie, avait confié à son frère, avec le secret fatal, les alarmes que lui causait le caractère bien connu de Cayetano. Ces alarmes n’étaient que trop fondées. Le frère de Feliciano s’est embarqué un jour avec le majordome, et depuis on ne l’a plus vu reparaître. Feliciano a compris que son frère avait été tué ; il s’est mis à la recherche de l’assassin. Ayant appris que Cayetano vivait parmi nous, il s’est rendu à l’hacienda, où il est arrivé juste à temps pour le voir mourir. Alors il lui a parlé d’événemens qui se sont passés il y a déjà long-temps ; ces révélations ont déterminé chez le moribond une crise effrayante. Il a maudit, blasphémé Dieu comme un païen, jusqu’au moment où d’horribles convulsions ont mis fin à ses souffrances. Certainement le majordome est mort en état de péché mortel, puisqu’il n’a pas voulu se confesser.

— Oui, oui, dit le chapelain, qui s’était approché de nous ; et, citant l’Evangile avec plus d’à-propos que de savoir, il ajouta : — Le Seigneur a dit : « Celui qui frappera avec l’épée périra par le taureau. »

— Amen ! dit Martingale s’inclinant avec une humilité naïve devant l’autorité de son curé ; mais qui diable a pu empoisonner les cornes du taureau ?

Si on se rappelle l’opération bizarre à laquelle j’avais assisté la veille sans être vu et la part qu’y avait prise Feliciano, on ne sera point embarrassé de répondre à cette question, sous laquelle Juan dissimulait prudemment une dangereuse complicité.


GABRIEL FERRY.

  1. Espèce de sumac vénéneux. C’est un grand arbre à peau jaune recouverte d’un épiderme rougeâtre, continuellement exfolié. Son suc laiteux est corrosif et fournit un poison très violent.