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sorte, l’œuvre de plusieurs hommes et de plusieurs époques, et dont le germe et les types principaux existaient, longues années avant son apparition définitive, dans les liturgies particulières de quelque monastère ou de quelque diocèse ? On nous permettra d’exposer ici les faits sur lesquels s’appuie notre conviction.

Il y a quelques années, M. Paulin Blanc, bibliothécaire à Montpellier, découvrit, sur les feuillets de garde d’un manuscrit du Xe siècle provenant de l’abbaye de Saint-Benoît d’Aniane, une prose notée en neumes, c’est-à-dire au moyen d’un petit tracé de points courant irrégulièrement au-dessus d’un texte latin, et dont les hauteurs inégales indiquent les diverses intonations des syllabes. Cette notation se place, dans l’histoire de l’art, entre les lettres grégoriennes et le système de notation dû à Guido d’Arezzo, qui imagina de placer les neumes sur deux lignes, en se servant en même temps des intervalles que ces lignes laissaient entre elles, de manière à fixer avec précision la place que chaque neume devait occuper. Ajoutons encore qu’à ces deux lignes Guido joignit par la suite deux nouvelles lignes de différentes couleurs, l’une rouge et l’autre jaune ou verte, intercalées avec les premières[1]. La pièce découverte par M. Paulin Blanc contient évidemment le germe des idées qui font le sujet du Dies irae. Elle se compose de vingt-deux strophes en prose poétique où l’on reconnaît de loin en loin le retour des rimes. À en juger par un calque que nous devons l’obligeance du savant bibliothécaire, l’écriture appartient incontestablement à la forme carolingienne et fixe la date du monument en question de la fin du IXe siècle au commencement du Xe. Voici un fragment de cette prose :

Que la terre écoute ! que les rivages de la grande mer,
Que l’homme, que tout ce qui vit sous le soleil écoute !
Le jour du pardon est proche !,
Le jour du châtiment suprême, le jour terrible, affreux,
Où le ciel doit s’évanouir, le soleil se calciner,
La lune se voiler, la lumière s’obscurcir,
Où les astres tomberont sur la terre.
Hélas ! misérables ! misérables ! pourquoi, homme,
Courir après de veines joies ?
Jusqu’à présent la terre est demeurée ferme sur ses bases ;
Ce jour-là, elle vacillera comme l’onde des mers,… etc.

[2]

Le jet et le mouvement du Dies Irae, se font déjà sentir dans cette pièce, mais

  1. Voir les Instructions du Comité historique des Arts et Monumens, rédigées pour la partie musicale, par M. Bottée de Toulmon.
  2. Audi, tellus, audi, magni maris limbus,
    Audi, homo, audi, omne quod vivit sub sole.
    Veniae prope est dies,
    Irae supremae dies, dies invisa, dies amara,
    Quâ coelum fugiet, sol erubescet,
    Luna mutabitur, dies nigrescet,
    Sidera super terram cadent.
    Heu miseri ! heu miseri ! quid, homo,
    Ineptam sequeris laetitiam !
    Bene fundata hactenus mansit terra ;
    Tunc vacillabit velut maris unda, etc., etc.