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chose pouvait encore plus irriter l’Allemagne, si profondément blessée par les tergiversations du monarque en matière constitutionnelle, ce seraient assurément des velléités d’alliance russe. De Koenigsberg, où l’esprit germanique lutte heure par heure contre l’invasion moscovite, jusqu’à Manheim, où Sand poignarda Kotzebue, il n’y a qu’un cri en Allemagne contre le système et l’amitié des Russes. Les exigences des chemins de fer détermineront bientôt peut-être un déficit ; il faudra de nouveaux impôts pour le combler, il faudra des états pour voter ces impôts : seront-ce les députés de Posen ou du Rhin qui voudront distraire une partie de ces fonds pour soutenir le gouvernement dans une querelle engagée sur les dernières ruines de la Pologne ?

Reste enfin la Russie, c’est-à-dire le plus formidable, parce qu’il est le moins connu, de ces trois alliés qui jettent le gant à l’Europe occidentale. On ne doit pas s’y tromper, l’anéantissement de la Pologne n’est pas pour la Russie une œuvre de dépit ou de vengeance aveugle, c’est un calcul politique froidement et systématiquement poursuivi. Si la Russie perd la Pologne, elle ne peut plus agir sur l’Europe, et il serait juste d’affirmer que ce qu’elle a d’action sur nous, c’est de la Pologne qu’elle le tire. « La force actuelle de l’empire russe, on l’a dit avec raison, se trouve à la ceinture et non au centre de ses vastes provinces. » C’est le pays compris entre la Warta et le Dnieper qui lui produit le plus d’hommes et d’argent. Quel serait, dans l’état présent, le premier effet d’une commotion ? Tout aussitôt le pays entre la Warta et le Dnieper deviendrait hostile et impraticable, la Russie, qui a besoin contre l’Europe d’une base d’opérations sur la Vistule, devrait reporter cette base au Dnieper, et, pour amener ses troupes jusqu’à la Warta, elle aurait à les conduire par des routes de deux cents et de quatre cents lieues. La Russie, malgré ces immenses ressources dont elle prétend disposer, n’a jamais pu concentrer de grands corps d’armée hors de chez elle ; comment même oserait-elle s’engager à l’aventure sur le sol miné qui la porte ? Le cabinet de Pétersbourg a redoublé de précautions en Pologne. Pendant qu’il feint d’affranchir les paysans du royaume, qui sont sortis depuis si long-temps du servage, il empêche les propriétaires en Podolie, en Wolhynie, en Lithuanie, de s’accorder à l’amiable avec leurs paysans ; on croirait qu’il leur prépare le sort de la noblesse galicienne. Il envoie, comme le cabinet autrichien, des soldats en congé dans les villages ; il organise un système de surveillance au milieu même des campagnes, il établit un chef par dix chambres, et soumet à ses inspections, à la direction des ses popes, cette hiérarchie de magistrats esclaves, d’espions rustiques. La vie de campagne est perdue dans les provinces russo-polonaises comme en Gallicie. Si c’est là pour le czar un moyen de domination, il est à coup sûr aussi dangereux pour le vainqueur que pour les vaincus. Sait-on d’ailleurs ces agitations mal contenues qui luttent au sein du vaste empire ? Sait-on combien de résistances rencontre cette volonté acharnée de tout russifier jusque chez les populations slaves depuis long-temps sujettes ? Croit-on que la Petite-Russie, par exemple, se prête à ces tendances absorbantes de la grande ? Connaît-on tous les contrastes qui se heurtent sous cette apparente immobilité ? Le gouvernement du prince Woronzow a, dit-on, répandu dans les pays du sud des habitudes libérales qui seraient des crimes sur la Newa.

Et cependant, disons-le, si l’une des trois puissances gagne à cette brusque rupture qu’elles dénoncent en commun à l’Europe, c’est bien la Russie : l’Autriche