Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/918

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’aujourd’hui est fils de son tems. Il ne discute pas quelque point épuisé du gay savoir ; mais, en donnant à sa poésie un but plus sérieux, plus en harmonie avec l’époque, en passionnant le public méridional par l’intérêt de ses vives compositions. Il fait tourner à l’avantage de toutes les misères les sympathies qui l’accueillent. Il y a dans tous ses succès une part pour les pauvres ; c’est la muse qui vient tendre la sébile pour soulager ceux qui ont faim et ceux qui ont soif. Jasmin est, à vrai dire, le troubadour de la charité ; les sommes qui ont été recueillies pour les malheureux avec son secours sont considérables. Croirait-on que par le prestige de son talent il a fait ramasser de quoi bâtir une église dans un pauvre hameau du Périgord qui attendait vainement un bienfait ? L’inspiration servant à élever un temple à la foi religieuse, n’est-ce point la poésie la plus pure mise en action ? Aussi Jasmin est-il recherché et fêté. Ce sont ces motifs qui rendent plus dignes et plus touchantes les ovations dont il est l’objet.

Qu’on ne pense pas cependant que cette vie qui est bien sérieusement la vie d’un homme de nos jours, avec ses accidens, avec sa variété, ait rien enlevé au caractère primitif de Jasmin. Qu’on ne se figure pas voir en lui un héros de soirées à bénéfice ; qu’on ne croie pas que l’habitude du succès ait altéré son heureux naturel. L’auteur de l’Aveugle est resté ce qu’il était, et ce n’est pas sa moindre gloire ; il travaille, il fait des vers, il voyage, va des plus pauvres demeures dans les salons élégans, et c’est toujours le même homme, franc, simple, naïf, plein de saillies étincelantes, sensible comme un enfant, toujours à sa place parce qu’il est toujours naturel. Si, en arrivant à Agen, près de cette voûte de feuillage formée par des arbres séculaires qui porte le nom du Gravier, vous l’allez voir dans sa boutique, où rien n’est changé, vous pourrez croire que c’est la une ostentation particulière à ceux qui se sont élevés par le génie au-dessus d’une condition obscure, que c’est une scène apprêtée dont le but est de piquer la curiosité par la comparaison de la gloire présente de l’homme avec son humble origine et ses premiers travaux ; il n’en est rien ; en connaissant Jasmin, je ne me figure pas qu’il fut autre, le jour où il allait à Neuilly présenter au roi sa muse gasconne, qu’il n’est habituellement dans son foyer familier. Cela, en vérité, suffisait bien d’ailleurs, car Jasmin, dans son naturel, est plein de délicatesses charmantes ; il a un tact peu commun à l’aide duquel il fait aimer sa pétulance méridionale ; il a une élévation de cœur qui le met au niveau de tous les hasards de la vie. Je ne saurais oublier la joie que ressentait un homme dont le souvenir est aussi cher que sa place fut grande dans la littérature contemporaine, Nodier en écoutant Jasmin, en suivant chacun de ses mouvemens, en surprenant les richesses de cette organisation d’élite. Ce qui le frappait, outre les signes incontestables de la poésie, c’était le développement de cette libre nature, c’était