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dans l’excès de sa terreur et de sa rage, à se briser lui-même pour iriser son cavalier contre un tronc d’arbre, le cheval se reconnaît vaincu, il obéit à l’impulsion du corps, à l’éperon, à la voix ; en un mot il est dompté. Quant au vaquero, il reprend haleine, allume un cigare, et remet de nouveau sa selle, encore humide, sur le dos d’un autre animal.

— Avez-vous beaucoup d’hommes de cette trempe dans votre pays ? me demanda don Ramon en me montrant une demi-douzaine de ces vaqueros, qui, dans l’intervalle d’une lutte à l’autre, essuyaient leurs fronts ruisselans. J’évitai de répondre à cette question : la comparaison des écuyers de nos cirques avec ces hardis dompteurs de chevaux était trop humiliante pour mon amour-propre d’Européen. Je demandai à don Ramon si parfois on n’avait pas de malheurs à déplorer dans ces luttes équestres.

— Oui, oui, cela se voit de temps à autre, me répondit-il d’un air presque satisfait ; tenez, il y a l’Endemoniado que mes drôles se sont bien gardés d’amener à l’herradero.

Les vaqueros se récrièrent d’un commun accord, et l’un d’eux s’excusa en affirmant que personne ne l’avait aperçu.

— Qu’est-ce que l’Endemoniado ? demandai-je à don Ramon. Je me rappelais avoir entendu Cayetano prononcer ce nom la nuit précédente.

— C’est un cheval qui n’a été monté que deux fois, et que mes vaqueros ne se soucient pas de monter une troisième.

— Pourquoi cela ?

— Le premier qui l’a monté a été mis en pièces, le second a eu la tête brisée contre cet arbre ébranché que vous voyez là-bas.

— Et vous n’avez pas fait tuer un si dangereux animal ?

— Oh ! comme ce sont mes vaqueros et mes chevaux, ces affaires se passent en famille ; chevaux et vaqueros ont parfaitement le droit de s’entretuer sans que j’aie rien à voir là-dedans.

Un rire d’approbation grossière accueillit cette singulière profession d’impartialité, que ces hommes, qui faisaient si bon marché de leur vie, trouvèrent très facétieuse ; mais cette gaieté fut de courte durée. A la vue d’un homme qui arrivait inopinément, traînant un cheval avec mille efforts, une stupéfaction profonde remplaça sur ces rudes figures le sourire qu’avait provoqué la déclaration du maître. L’homme était Cayetano, le cheval l’Endemoniado. Un air de satisfaction féroce enlaidissait encore le visage amaigri de l’ancien contrebandier, qui apparaissait comme un fantôme sinistre au milieu de ceux dont il était venu depuis peu partager les travaux sous un nom d’emprunt. Instinctivement je me mis à l’écart pour ne pas me laisser apercevoir par Cayetano, sans cependant le perdre de vue. Un nœud coulant qu’il