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à l’entrée des toriles ; les fers mis sur ces brasiers furent bientôt rougis, et les vaqueros, un instant reposés, se préparèrent à commencer leur rude et dangereuse besogne.

Je ne sais si le hasard seul avait rapproché Maria-Antonia d’un vaquero qui, après s’être distingué entre tous par son activité, reprenait un instant haleine. Ce vaquero n’était autre que Benito. La mauvaise humeur qui la veille altérait sa physionomie avait fait place à une expression de noblesse intrépide dont je fus frappé pour la première fois. La fierté du sang espagnol s’alliait chez lui à l’énergie sauvage des Indiens, premiers dominateurs de ces déserts. Un teint olivâtre, une barbe un peu clair-semée, une chevelure légèrement ondée qui couronnait son front, une taille droite et souple comme un bambou, révélaient en sa personne une race perfectionnée par le croisement. Benito ne tarda pas à apercevoir la jeune fille, qui tressaillit sous ses regards de feu. Presque en même temps le visage d’Antonia se colora d’une vive rougeur ; elle se hâta de couvrir chastement de son rebozo ses tresses rebelles et ses épaules nues, mais elle ne s’éloigna pas. Je pris dès-lors un intérêt plus vif à cette rude pastorale, à ce dialogue muet et passionné entre un homme à moitié sauvage, inflexible et dur comme le bois de fer, et une amazone intrépide qui semblait ne garder de la femme que la pudeur et la beauté.

Deux sumacs chargés de leurs grappes de fleurs répandaient une ombre épaisse à quelques pieds des deux enceintes ; une estrade grossière s’élevait sous leur feuillage. Don Ramon demanda à qui ils étaient redevables de cette galanterie improvisée.

— C’est à Benito Goya, répondit Juan en portant la main à son chapeau.

Don Ramon fronça le sourcil comme s’il désapprouvait cet hommage, qui ne s’adressait pas à lui seul, mais il s’assit néanmoins sur l’estrade à côté de sa fille et du chapelain ; pour moi, préférant garder la liberté de mes mouvemens, je refusai la place qu’on m’offrit.

Les vaqueros voltigeaient en dehors des toriles. Quand leurs yeux exercés apercevaient un cheval, un taureau ou une génisse qui n’étaient pas marqués au fer de l’hacienda, leur lazo tournoyait une seconde en l’air et ne manquait jamais, au milieu de cette forêt de cornes et de têtes, d’aller atteindre la bête désignée. Alors le flot s’ouvrait devant l’animal tiré hors de l’enceinte. Un second vaquero s’approchait, jetait nonchalamment son lacet par terre, relevait brusquement, piquait sa monture, et, avant qu’il pût opposer de la résistance, le cheval ou le taureau, violemment tiré dans deux directions opposées, s’abattait lourdement sur le sable, faute de point d’appui. En un clin d’œil, le fer ardent sifflait sur la chair ; un petit nuage de fumée tourbillonnait sur le flanc de l’animal, qui tremblait douloureusement, se dégageait des liens qui