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il gagne un étage de plus. Luther a écrit avec la trivialité pittoresque de son langage : « L’esprit humain est comme un paysan ivre à cheval ; quand on le relève d’un côté, il retombe de l’autre. » Nous sommes donc retombés. En tout pays et venant de toutes bouches, le même cri s’est fait entendre : Seigneur, nous périssons ! Beaucoup ont supposé que la vie religieuse allait s’éteindre parce qu’elle se métamorphosait, et si complète fut leur défiance de l’avenir, qu’ils entreprirent pour l’arrêter en chemin cette œuvre impossible de copier le passe. Les uns étaient des cœurs courageux avec des intelligences étroites ; les autres, et le plus grand nombre, des timides ; d’autres enfin, et plus bruyans, les plus actifs, les plus radicaux, c’étaient des habiles. Ainsi s’est produit en Europe ce qu’on est convenu de nommer la réaction religieuse. Puséistes d’Oxford, puritains d’Ecosse, piétistes allemands, ultramontains de France, opiniâtres gardiens du vieux rabbinisme, tous ont évoqué la tradition et l’autorité, soit en haine, soit par peur de cette liberté qu’ils jugent sans but parce qu’elle sera sans fin. Patience, car ils la servent.

Qu’un fleuve s’épanche en large nappe dans un lit régulier, vous croiriez son cours endormi, tant il est silencieux et puissant ; qu’une roche brute se détache de la rive et vienne tomber en travers des eaux, celles-ci s’indignent, écument et bondissent, minent l’obstacle ou le renversent et ne reprennent que plus loin leur majestueuse tranquillité. C’est là l’image naturelle de la réaction religieuse et de ses effets. Tout le tumulte qu’elle a suscité n’est pas une improvisation factice, une exubérance inutile ; ce n’est pas, comme on voudrait bien le dire, le mauvais sang de la pensée qui s’en va. Le siècle suivait sa route, on la lui barre, il se soulève. Laissez faire, il se retrouvera bientôt rassis avec une nouvelle conscience de lui-même. Le sentiment religieux, trop flottant sur une pente trop spacieuse, ne se prenait point assez à la vie réelle ; il manquait de caractère pare que la contradiction lui manquait, peut-être aussi d’enthousiasme parce que l’enthousiasme ne naît qu’avec la lutte. La lutte est arrivée. Il s’estimait sage, on lui a déclaré qu’il était impie et athée ; il avait tiré de la simple raison, des motifs suffisans de paix et de joie, on a voulu lui montrer qu’il n’y avait là que trouble et misère. A-t-on réussi ? a-t-on redressé les vieux autels pour les avoir plâtrés ? Non, mais on a seulement précipité l’inauguration des nouveaux. L’Allemagne s’est mise en avant la première ; à ses risques, et périls, avec les entraînemens, avec les naïvetés de toute force qui ne se connaissait pas et qui s’essaie, elle a proclamé le droit imprescriptible des convictions raisonnables ; elle a répondu aux dogmatiques impérieux de l’école positive non plus par la critique, mais par l’affirmation. La foi, l’adhésion par amour n’est pas le privilège exclusif des enseignemens mystiques, c’est le couronnement des grandes œuvres sincères.