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n’eussent pas été préférables soit à l’obscurantisme de la Gazette évangélique, soit aux invention anti-sociales de M. Stirner, l’étranger inventeur de ce livre incroyable qui s’appelle l’Individu et sa propriété. Ce n’est pas ici le lieu de dire en quels abîmes est tombée, vers ces derniers temps, cette prétendue philosophie, et je rendrais mal l’impression que causait à Berlin une déchéance si terrible : la science en était comme déshonorée. Le monde et l’histoire ont fini par ne plus faire qu’un gouffre vide peuplé de fantômes, et non pas habité par des volontés ou des personnes. L’ensemble de ces fantômes, le total de ces abstractions qu’on met en place des hommes, on le nomme quelquefois Dieu ; mais c’est par politesse ou par prudence. « Il n’y a pas de Dieu, dit Feuerbach a Stirner, il n’y a que les perfections de Dieu, et elles appartiennent à l’homme, qui les appelle Dieu, quand, dans l’enivrement de son cœur, il oublie que son cœur lui appartient. Vous, Stirner, qui soutenez que Dieu c’est le néant, vous êtes encore un athée bigot ; car le néant, c’est une définition de Dieu. » Et Stirner répond : « Je suis meilleur athée que vous, qui pensez l’être parce que vous ne croyez pas à l’existence du sujet divin. ; moi, je ne crois pas à l’existence des qualités divines, à la justice, à l’amour, à la sagesse que vous imaginez voir dans l’homme Je ne crois pas davantage à l’homme ; l’homme, le moi, n’est qu’un mot : il n’y a qu’une essence réelle, c’est l’individu particulier dans sa jouissance égoïste, c’est toi, Pierre ou Paul. » Voilà les beaux débats livrés dans cette chambre philosophique, qui nous emprunte nos distinctions parlementaires comme pour mieux ridiculiser la vanité de ses schismes. N’est-il pas, en effet, dans cette convention au petit pied des divisions qui s’intitulent la plaine, le marais et la montagne ? Il y a même un centre gauche, une extrême gauche, voire une gauche Dufaure.

Je n’ai point assez d’hommages pour l’admirable énergie avec laquelle le peuple allemand cherche à se faire une voie raisonnable et droite parmi tant d’extravagances. La science l’a trahi quand il avait cependant sacrifié tout à son culte ; il ne se fie plus qu’à lui-même, et ne gardant de la science qu’une immortelle conquête, le droit de libre pensée, il l’applique résolûment dans les limites du sens commun. Les savans se battent dorénavant par-dessus sa tête, et les coups ne l’atteignent plus : il est occupé d’organiser la vie et non pas de discuter la doctrine. Il y avait jusqu’à présent hypersthénie théologique et asthénie religieuse, dit l’un des plus respectables organes de l’école de Schleiermacher[1] : c’est pourquoi l’on travaille de toutes parts à constituer la société des fidèles, c’est pourquoi l’on demande en Prusse, comme en

  1. Pour l’avenir de l’église évangélique d’Allemagne, un mot à ses protecteurs, et à ses amis, par M. Ullmann.