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puissamment sur sa nature nerveuse, cet homme, rendu à ses préjugés d’enfance et à son humeur vaniteuse et bizarre, devenu accessible à toutes les séductions et à toutes les flatteries, descendait subitement de ces hauteurs auxquelles le vrai génie peut seul se maintenir. Il n’est d’ailleurs que trop vrai que la victoire d’Aboukir le jeta, par une élévation soudaine, dans une sphère pour laquelle il n’était point fait. Il se produisit alors chez lui, au milieu des enivremens qui suivirent ce triomphe, une sorte de révolution morale, un éblouissement et comme une perturbation de ses facultés, que plusieurs personnes n’ont point craint d’attribuer au coup violent qu’il avait reçu à la tête et à l’ébranlement qui en était résulté dans la masse cérébrale ; mais les faveurs de la fortune ont porté le trouble et l’erreur dans de plus hautes intelligences, et l’air empoisonné de la cour de Naples fut plus funeste à la raison de Nelson que le biscaïen d’Aboukir. Il achevait à peine d’amariner ses prises et de les mettre en état de gagner les ports d’Angleterre, que déjà le destin le poussait vers ce fatal rivage. Les instructions confidentielles qu’il reçut, le 15 août 1798, du comte de Saint-Vincent, l’obligèrent en effet à quitter si précipitamment l’Égypte, qu’il se hâta d’incendier l’Heureux et le Mercure qu’il n’avait pu remettre à flot ; le Guerrier qu’il n’avait pu réparer[1]. Laissant au capitaine Hood, pour bloquer le port d’Alexandrie, les vaisseaux le Zealous, le Goliath et le Swiftsure, il prit avec lui le Culloden, le Vanguard et l’Alexander, et, le 19 août, fit route pour la baie de Naples, où l’attendaient de nouvelles épreuves et de plus grands dangers.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE

  1. Pour chacun de ces 3 vaisseaux incendiés, le gouvernement anglais paya aux vainqueurs la somme de 500,000 francs Dans un cas semblable, les ordonnances encore en vigueur dans la marine française n’eussent alloué aux capteurs qu’une somme d’environ 64,000 francs, c’est-à-dire 800 francs par canon. Telle est la gratification accordée aux officiers et équipages d’un bâtiment français pour la destruction d’un vaisseau de ligne ! Cette gratification est de 600 francs par canon, si le navire détruit est une frégate ou tout autre bâtiment de guerre ; elle est de 400 francs, s’il s’agit d’un corsaire. En général, il faut le dire, notre législation est bien moins libérale sur ce chapitre que la législation anglaise. En Angleterre, la totalité des prises faites par les bâtimens de guerre appartient, sauf un léger droit prélevé par l’amirauté, aux officiers et aux équipages de ces bâtimens. En France, tous les navires de guerre enlevés à l’ennemi appartiennent également en totalité aux états-majors et équipages des bâtimens qui les ont capturés, sous la déduction d’une retenue de 2 et demi pour 100 au profit de la caisse des Invalides ; mais les corsaires et les bâtimens marchands n’appartiennent aux capteurs que pour les 2/3 : un tiers du produit net est attribué à la caisse des Invalides, indépendamment de la retenue générale de 2 et demi pour 100. Si du moins la part des capteurs ainsi réduite leur eût toujours été fidèlement payée ! mais qui ne sait les interminables procédures et les mille détours qui, pendant la dernière guerre, ont si souvent ravi à nos marins ces dépouilles opimes, arrosées tant de sang, acquises au prix de tant de périls et de fatigues ?