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son tour d’avoir été abandonné par une partie de son armée. On est en droit de soupçonner quelque raison secrète à cette fatale coïncidence. Il n’est point naturel qu’entre tant d’ommes d’honneur il se soit trouvé si souvent des amiraux ou des capitaines pour encourir ce reproche. Si le nom de quelques-uns d’entre eux est aujourd’hui aussi tristement associé au souvenir de nos désastres, la faute, soyons-en convaincus, n’en est point à eux tout entière. Il en faut plutôt accuser la nature des opérations dans lesquelles ils furent engagés et ce système de guerre [1]

  1. que tous les vaisseaux anglais eussent mouillé, pouvait à peine savoir si l’arrière-garde combattait ou ne combattait pas, qu’il avait cru jusqu’au dernier moment la tête de sa ligne suffisamment couverte par les hauts-fonds de la baie et une batterie de mortiers qu’il avait établie sur la petite île d’Aboukir, et que, par conséquent, tous ses signaux avait dû être préparés pour porter l’avant-garde et le centre au secours de l’autre aile, c’est-à-dire de l’arrière-garde, contre laquelle, «  sans nul doute, écrivait-il le 13 juillet au général Bonaparte, les principaux efforts de l’ennemi seront dirigés. »
    « Paris, 21 brumaire an IX (12 novembre 1800).
    « Mon cher Blanquet, à peine sorti de ma longue réclusion et du chaos de mon arrivée dans ce pays, je veux t’écrire et entrer avec toi en explication… Je ne te cache pas que j’ai appris avec bien de l’étonnement que toi aussi tu as été un de ceux qui ont prétendu que, dans la fatale nuit du combat d’Aboukir, j’aurais pu appareiller avec l’arrière- garde et me porter au secours de l’avant-garde. Dans une lettre que j’écris au ministre de la marine, lettre nullement provoquée par aucun procédé du gouvernement à mon égard, et dont je diffère encore la remise je dis qu’il n’y a que la malveillance, la mauvaise foi ou l’ignorance la plus prononcée qui ait pu avancer une pareille absurdité. En effet, comment des vaisseaux mouillés sous le vent de la ligne, ayant à la mer deux grosses ancres, une petite, quatre grelins, eussent-ils pu appareiller et louvoyer pour arriver au fort du combat avant que les vaisseaux qui y étaient engagés eussent été réduits dix fois ? Je dis que la nuit entière n’eût pas été suffisante. Je ne pouvais pas faire cette manœuvre, abandonner aucune de mes amarres ; et qu’on se rappelle le temps que nous mettions lorsque nous avons formé notre ligne pont nous élever dans le vent et gagner deux ou trois encablures. Qu’on se rappelle que quelques jours auparavant les frégates la Justice et la Junon, ayant appareillé le soir pour se rendre à Alexandrie, reparurent le lendemain sous le vent de la pointe de Rosette.
    « Je ne pouvais ni ne devais appareiller ; la chose était tellement reconnue, que l’amiral même, dans l’instruction qu’il nous avait donnée et dans les signaux supplémentaires qu’il y avait joints, avait bien prévu le cas où il pourrait faire appareiller l’avant-garde pour la faire porter au secours du corps de bataille ou de L’arrière-garde. Attaqués, mais il n’y avait mis aucun article pour faire porter l’arrière-garde au secours de l’avant-garde, parce que la chose était impossible, et qu’il aurait séparé son escadre sans pouvoir en tirer aucun avantage. J’aurais encore mille motifs à donner pour combattre cette assertion. Ils passent les bornes que je dois me fixer dans cette lettre…
    « J’ai parlé de cette affaire avec quelques-uns de l’avant-garde. Tous sont convenus avec bonne foi que, dans le moment où ils étaient le plus vivement chauffés par l’ennemi, ils n’ont jamais espéré de secours des vaisseaux de l’arrière-garde, et que la perte de l’escadre a été décidée du moment où les vaisseaux anglais ont pu nous doubler par la tête. A bord des vaisseaux de l’arrière-garde, la pensée d’appareiller et de se porter au fort du combat n’est venue à personne, parce que c’était impraticable…
    « Adieu, mon cher Duchayla ; tout à toi, « VILLENEUVE. »