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convoi qu’elle traînait à sa suite, trouvait, grace à cet heureux retard, la rade d’Alexandrie sans défense ; elle opérait tranquillement, le 1er juillet, le débarquement de ses troupes sur la plage abandonnée du Marabout.


IV.

Ainsi, tout avait conspiré au succès de notre expédition. Cette flotte, qui portait une armée et couvrait l’espace de plusieurs lieues, avait pu descendre lentement la mer Tyrrhénienne, en vue, de la Sardaigne et de la Sicile, s’arrêter à Malte et entrer dans la mer Libyque sans avoir encore rencontre un seul navire anglais. Au moment où, parti du cap Passaro, Nelson se portait en ligne droite sur Alexandrie, nos vaisseaux, par une inspiration providentielle, inclinaient leur route vers l’île de Candie, et, au point le plus exposé du passage, à l’endroit où devaient se croiser les deux escadres, rencontraient, pour les dérober aux yeux de leur ardent adversaire, une brume épaisse et compacte qui couvrit la Méditerranée pendant plusieurs heures, semblable à ces nuées mystérieuses dont les dieux d’Homère enveloppaient parfois les héros. Ce qui eût mérité quelque surprise, même au milieu des vastes solitudes de l’Atlantique, venait donc de s’accomplir dans une mer intérieure et dans des bassins resserrés. Depuis quarante jours, Bonaparte s’avançait à son but avec la calme majesté du génie : ni son étoile, ni sa confiance, ne s’étaient un instant démenties ; mais, Bonaparte absent, les destins de notre escadre allaient brusquement changer.

Informée de l’apparition de Nelson sur la côte, cette malheureuse escadre, déjà, condamnée par le sort, le croit parti pour ne plus revenir. Brueys se demande si Nelson n’aura point été le chercher au fond du golfe d’Alexandrette, ou plutôt s’il n’a pas l’ordre de ne point l’attaquer avant d’avoir réuni des forces plus considérables. On vit dans cet espoir, on s’endort dans cette illusion. L’entrée du port d’Alexandrie est reconnue mais l’amiral se montre peu disposé à risquer ses vaisseaux dans des passes où ses officiers lui signalent cependant une profondeur d’eau suffisante. Méhémet-Ali, en 1839, a bien trouvé ces canaux praticables pour les trois-ponts turcs et Brueys ne comptait qu’un seul trois-ponts dans son escadre. D’ailleurs, avec l’immense quantité de transports dont il disposait en ce moment, qui eût empêché l’amiral français, pour faciliter à ses vaisseaux ce passage délicat, de les faire entrer dans Alexandrie, comme les vaisseaux anglais entrèrent, en 1801, dans la Baltique, avec leur artillerie déposée provisoirement sur des bâtimens de commerce ? Mais, pour prendre une pareille résolution, il eût fallu déployer plus d’activité que notre marine ne savait en montrer à cette époque[1].

  1. Le 15 juillet le capitaine Barré, chargé de sonder les passes d’Alexandrie, informa l’amiral Brueys qu’en faisant sauter une ou deux roches, on pourrait se procurer un canal dans lequel la profondeur d’eau ne serait jamais inférieure à 25 pieds. Si l’on n’avait point le loisir d’améliorer ainsi le canal pour favoriser l’entrée des vaisseaux français dans le port d’Alexandrie, on eût pu du moins l’améliorer pour assurer plus tard la sortie de notre flotte. Les renseignemens du capitaine Barre prouvaient donc que la crainte de voir nos vaisseaux à jamais bloqués dans le port, s’ils en franchissaient une fois les passes, était une crainte sans fondement.