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l’hacienda cet homme, qui paraissait craindre de s’y présenter ? Une nouvelle rencontre, plus imprévue encore que la précédente, vint bientôt donner un autre cours à mes pensées. La taille et la tournure d’un cavalier qui passa près de moi au galop me rappelèrent un homme dont le souvenir se mêlait à une scène terrible qu’un intervalle de six mois ne m’avait pas fait oublier : je veux parler du contrebandier Cayetano[1]. Ce ne fut pas sans effort que je surmontai l’impression pénible causée par cette apparition, en cherchant à me convaincre que j’étais la dupe de quelque étrange ressemblance. J’arrivai ainsi, fort préoccupé, devant la porte de l’hacienda, et j’entrai dans la cour, qu’à mon grand étonnement je trouvai déserte.

Avant de raconter les scènes dont je fus témoin dans l’hacienda, Je dois dire en quoi consistent les métairies qui portent ce nom au Mexique. Dans les contrées centrales de la république, les haciendas sont pour ainsi dire des forteresses, bien qu’elles n’aient ni ponts-levis, ni tours, ni fossés. Construites en pierres de taille ou en briques, avec leurs terrasses crénelées, leurs portes massives, les barreaux de fer de leurs fenêtres, elles peuvent être facilement défendues. L’histoire des guerres civiles du Mexique depuis quelques années est féconde en exemples de sièges réguliers soutenus par ces espèces de manoirs féodaux. Ce dernier mot est exact, bien qu’appliqué à une république : les tenanciers de ces haciendas ne sont, à proprement parler, que des vassaux, pour ne pas dire des serfs. Construites au milieu de vastes solitudes, ces métairies voient se grouper autour de leur enceinte un grand nombre de familles errantes, heureuses de trouver, dans les momens de crise, une protection dans les murs des fermes, du travail sur leurs terres et une consolation religieuse dans leurs chapelles. La condition de ces travailleurs est certes inférieure à celle des nègres de nos colonies, car ils ne peuvent pas, comme eux, racheter leur liberté par leur travail. Les propriétaires les paient, il est vrai, en argent ; mais au bout de quelques jours, forcé d’acheter de son maître, qui les vend à un prix quintuple de leur valeur, tous les objets de consommation, le travailleur libre du Mexique devient bientôt un débiteur tellement insolvable, qu’il ne peut même s’acquitter par toute une vie de labeur, tant le salaire qu’il reçoit est inférieur à la dépense que le monopole lui impose !

Ce qui est vrai des contrées centrales de la république peut aussi s’appliquer aux contrées reculées, comme celle où est située l’hacienda de la Noria. Seulement les haciendas, n’ayant pas été bâties par les Espagnols, n’ont pas l’air de grandeur qui caractérise tous les travaux des conquérans du Mexique. L’hacienda de la Noria était un bâtiment en pisé, recrépi et blanchi à la chaux. Ce bâtiment formait un

  1. Voyez Cayetano le contrebandier dans la livraison du 15 juillet 1846.