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de l’araignée aux pattes velues, se sont rompus au choc des voûtes ; tout a été vendu, hors les os des morts, dont on a retrouvé quelques débris en élevant une pyramide en l’honneur du comte d’Artois, lors de sa rentrée en France, après la chute glorieuse du géant des batailles. » Il paraît que le géant des batailles c’est-à-dire Napoléon, préoccupe vivement les érudits de certaines provinces, car nous trouvons dans un recueil académique cette question longuement discutée : Les grenadiers de l’empereur étaient-ils plus grands que les soldats de César ?

Les archéologues et les numismates, en fait d’excentricités, laissent bien loin derrière eux les historiens, et comme en numismatique l’explication du type n’est point chose aisée, même pour les plus habiles, il en est résulte souvent de singuliers quiproquos. Les uns ont cru voir un navire là où il fallait voir la figure d’un roi, parce qu’ils prenaient la courbe du menton pour la coque d’un bateau et le nez pour un mât ; d’autres ont vu un peigne dans le portique d’un temple ; mais la palme en ce genre appartient sans conteste à M. Vergnaud-Romagnési, correspondant laborieux de presque toutes les sociétés savantes du royaume. Voici le fait, qui mérite d’être noté, et que nous recommandons aux éditeurs de recueils épigraphiques. Il existe à Saint-Benoît-sur-Loire diverses inscriptions, dont l’une est ainsi conçue : GLADII DEORE DNI EXITE IHOS TREMITE, ce qui se lit : Gladii de ore Domini exile, Johannes. tremite ; glaives, sortez de la bouche de Dieu, et vous, Jean, tremblez. C’est tout simplement une allusion au verset 16 du chapitre 1er de l’Apocalypse. A force de réflexion, M Vergnaud-Romagnési est arrivé à lire : Giadisopho victrice Deoredni normanni exitus et per sanctum Benedictum in honore Christi omnis Normannorum exercitus tremit, c’est-à-dire « Victoire de Giadisophe, mort du Normand Deorednus, et défaite de toute l’armée normande par saint Benoît en l’honneur du Christ. » On ne pouvait s’arrêter en si belle route, et, en appliquant à une seconde inscription ce remarquable procédé d’épigraphie inventive, M. Vernaud-Romagnési est arrivé à compléter l’histoire de Giadisophe. Cette seconde inscription, également tirée de l’Apocalypse, portait SCRIB IN LIB QUAE VID ET AUDI (écris dans ce livre ce que tu auras vu et entendu) ; notre érudit lit cette fois : Pro sancti Benedicti et sanctae Mariae meritis Giadisopho Deorednus victus et dierectus, « par les mérites de saint Benoît et de sainte Marie, Deorednus a été vaincu et pendu par Giadisophe. » On pourrait, sans chercher long-temps, multiplier les exemples de ce genre, mais ces indications suffisent à montrer ce que devient parfois l’érudition de la province quand elle se laisse égarer, comme il arrive souvent, par l’amour du grand style, de l’extraordinaire et des découvertes inattendues.

Fort heureusement, ce sont là des exceptions. La plupart des sociétés savantes, la plupart des hommes laborieux qui les composent, ont compris sagement que leur mission n’est pas d’inventer ni de faire du lyrisme en prose, mais de mettre en lumière, dans les diverses localités où peut s’exercer leur action, tous les souvenirs que le temps a laissé passer jusqu’à nous, de faire connaître l’ancienne France dans le détail de ses individualités multiples, et, comme le disait M. Jouffroy dans un remarquable discours adressé à l’académie de Besançon, sa ville natale : « Ce que les sociétés des départemens ne feront pas pour l’histoire des provinces ne sera jamais fait ; Paris s’occupe de l’ensemble, et il a raison ; il n’est propre qu’à cela : c’est sa grande et belle mission ; laissons-la-lui et