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du vendéen ? Lucile est courtisée par le marquis de Monteclain, les apparences semblent la condamner. Aussitôt son père, l’homme de l’empire, accoutumé au fracas et à la colère des batailles, veut faire justice lui-même, et laver son honneur dans le sang : il se précipite vers sa fille pour la tuer ; mais la vérité se découvre. La coupable est la fille de Kérouan : son complice, qu’elle ne veut pas nommer, est George, le fils indigne du général. Alors le soldat de la Vendée, plus grand, plus héroïque que le soldat de Napoléon, parce qu’il est religieux, s’agenouille devant Dieu et lui demande la force de réprimer sa colère, de supporter la flétrissure qui atteint ses cheveux blancs. Il se relève sûr de lui-même. « Louise, dit-il à sa fille, baissons la tête et quittons ces lieux, nous ne sommes plus faits pour vivre parmi les heureux et les honnêtes gens » Et le vieillard se retire avec sa fille, en traversant l’assemblée à pas lents et la tête basse. De retour à la ferme, il assemble ses ouvriers, il solde leur compte et les congédie, ne voulant pas que ces braves enfans restent plus long-temps dans une maison souillée par le mauvais exemple. Pas un reproche à sa fille, il a promis à Dieu de se contenir ; mais cet affaissement du vieillard sous le poids de la honte, le silence mortel de la maison déserte, sont plus déchirans pour la coupable que les menaces et la colère. Plusieurs tableaux sont empreints de ce sentiment profond de cette poésie austère et naïve comme les mœurs de la Bretagne. Pourquoi, vers la fin, M. Soulié gâte-t-il son beau type de paysan vendéen en le jetant dans les exagérations criardes du mélodrame ? Il fallait bien, dira-t-on, sauver l’innocence et rendre l’honneur au Kerouan, en débarrassant George Estève de la malheureuse femme dont il était l’époux ; il fallait bien surtout sacrifier à la poétique du boulevard, en multipliant pour la fin les surprises et les coups de théâtre. Quoi qu’il en soit la Closerie des Genêts est une pièce conduite avec habileté, et d’un intérêt saisissant. Il eût suffi de quelques retranchemens faciles dans une pièce en neuf tableaux et qui dure plus de cinq heures, pour qu’un grand succès d’argent devint en même temps un beau succès littéraire.


— Le beau travail de M. Victor Cousin sur Pascal a montré comment il sied d’étudier aujourd’hui nos grands écrivains. À la critique purement admirative doit succéder cette critique soigneuse et patiente qui s’attache à éclairer les textes par d’ingénieux commentaires, à les fixer, à le compléter par d’heureuses restitutions. La voie ouverte par M Cousin est restée jusqu’a ce jour trop peu fréquentée. Cependant son conseil a été compris, et, parmi les rares publications où l’on s’est efforcé de le mettre en pratique, nous citerons une édition complète des œuvres de la Boëtie, due à M. Léon Feugère, déjà auteur d’une notice intéressante sur l’ami de Montaigne. Cette édition est accompagnée d’un commentaire où se révèlent à la fois la connaissance et le sentiment vrai des richesses de notre vieille langue. La Boëtie est non-seulement un prosateur éloquent, c’est un des pères de notre littérature politique. Il méritait bien, on le voit, l’attention de la critique, moderne, et on doit accueillir comme un service rendu aux lettres une publication qui nous permet de juger sous toutes ses faces la noble et touchante figure immortalisée par Montaigne.


V. de Mars.