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REVUE DRAMATIQUE<.

La France possède présentement près de cinq cents écrivains voués spécialement au théâtre, assermentés et réunis en corporation. Elle compte en outre les aspirans par milliers les uns dévorés d’un besoin maladif de renommée, les autres, en beaucoup plus grand nombre, humbles courtiers-marrons du commerce dramatique, et dont l’unique ambition est de monnayer les heures dérobées à l’administration qui les emploie, à l’industrie dont ils pourraient vivre. On serait épouvanté si l’on connaissait avec exactitude le nombre des jeunes gens qui passent les plus belles années de leur vie à feuilleter des livres pour trouver des sujets, à poursuivre des collaborateurs, à fatiguer les directions théâtrales sans autre résultat que de fournir à chacun des vingt théâtres de Paris l’occasion de refuser, par année, deux à trois cents pièces. A mesure que la manie d’écrire pour la scène se propage, la littérature dramatique semble devenir plus stérile. Interrogez les directeurs les uns après les autres ; ils vous répondront que les manuscrits pleuvent dans leurs cartons, mais qu’ils n’y découvrent pas de pièces. Je ne suis pourtant pas de ceux qui croient à l’épuisement des esprits. L’intelligence d’une nation est une force qui se déplace suivant les circonstances, mais dont le fonds ne dépérit pas. La pénurie momentanée que je signale ne tient, selon moi, qu’à un ensemble de causes que j’essaierai peut-être de dévoiler quelque jour. Quoi qu’il en soit, le mal existe. La littérature ne contribue plus que par exception à la fortune des théâtres. Les trois quarts des succès d’argent sont des succès d’acteur, comme celui de Clarisse au Gymnase, et, quand une administration n’a pas eu le bonheur ou l’adresse d’attacher au nom d’un artiste le prestige de la popularité, elle donne trente premières représentations dans une année sans réaliser une seule recette. Telle est en deux mots l’histoire de l’administration du Vaudeville qui vient de succomber.

Cet état de choses, qui menace sourdement toutes les entreprises dramatiques, est surtout inquiétant pour le Théâtre-Français. On n’a pas là mille ressources dont abusent les spectacles inférieurs pour satisfaire la curiosité de la foule. La maison de Molière ne peut se soutenir qu’en s’appuyant sur cette clientelle d’élite qui recherche les pures jouissances littéraires. La Comédie-Française est loin de s’abuser sur la gravité de la situation, et ses adversaires la traiteraient avec plus d’indulgence, sils étaient mieux informés des efforts qu’elle fait pour conjurer la crise. Les sollicitations incessantes sont adressées aux maîtres dont le nom est une garantie pour le public. A défaut d’un nouveau chef-d’œuvre, on espère que M. Victor Hugo voudra bien user de son crédit pour obtenir l’autorisation de reproduire le Roi s’amuse, titre qui rayonnera aussi heureusement sur l’affiche que celui d’une pièce nouvelle. Peut-être aussi que la réapparition des Burgraves fournira au public l’occasion de juger, non pas le grand poète, mais de se juger lui-même et de casser sa première sentence. Le More de Venise, Shakspeare religieusement interprété par M. de Vigny, est au premier