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cet hommage rendu par le chef de l’empire à la souveraineté de l’intelligence. Quand Joseph entra à l’improviste chez Rousseau, le philosophe écrivait de la musique ; et comme son hôte s’étonnait qu’il perdît son temps à une occupation indigne de lui : « J’ai voulu apprendre aux Français à penser, lui répondit Rousseau, et je n’ai pu y réussir ; maintenant je leur apprends à chanter, et ils chantent !… »

Le peuple de Paris rendit justice au mérite éminent de Joseph II : l’élévation de son esprit, son érudition, la simplicité de son costume et de ses manières, la pureté de ses mœurs, excitèrent au plus haut degré la surprise et l’admiration, car de semblables qualités n’étaient rien moins qu’habituelles aux souverains français ; mais on le reçut avec quelque froideur à Versailles, où il apparaissait comme une satire vivante des vices et des frivolités de la cour. Il se permit des conseils qui parurent trop sévères, et ses prévisions, trop bien justifiées, vinrent souvent troubler l’insouciance du souverain et de ses ministres et les prétentieuses bergeries de Trianon. L’empereur ne pouvait cacher sa surprise en apprenant que Louis, XVI, encore emprisonné dans les liens de la plus mesquine étiquette ; n’avait jamais songé à visiter les grandes villes de son royaume, pas même les monumens de sa capitale. Le roi avait bien autre chose à faire ! ne devait-il pas suivre l’emploi de la journée tracé par Louis XIV, et passer du lever à la chasse et du débotté au conseil ? Mme Campan nous a conservé quelques scènes d’intérieur assez piquantes, où l’aveuglement de Louis XVI contraste péniblement avec la sagesse de Joseph II. La reine elle-même fut mécontente de son frère, et on chuchota, derrière les paravens de laque des vieilles duchesses, bien des épigrammes inoffensives sur la bonhomie germanique de cet empereur d’hôtel garni.

Le comte de Falkenstein quitta Paris après un séjour de six semaines, et visita rapidement les provinces. Les mémoire du temps racontent les singulières rencontres qu’il dut à son rigoureux incognito ; mais, ce qui est plus digne de l’histoire, c’est le sentiment d’admiration et presque de jalousie qu’éprouva Joseph II à l’aspect de cette unité qui fait la gloire et la force de la France. En voyant à Brest une escadre prête à mettre à la voile : « Quel empire, s’écria-t-il, il a la terre et la mer ! » Joseph rentra à Vienne avec la résolution bien arrêtée d’établir dans ses états l’homogénéité qui leur manquait, et de constituer par la centralisation une nationalité jeune et puissante. Ainsi chacune de ses observations portait ses fruits, et ses voyages étaient des conquêtes, comme le disaient les madrigaux du temps.

A la fin de la même année 1777, l’électeur de Bavière Maximilien-Joseph, fils de l’empereur Charles VII, mourut sans enfans. En lui s’éteignait la branche aînée de la maison de Wittelsbach, et l’électeur palatin, représentant de la branche cadette, devait lui succéder, en vertu de la bulle d’or et du traité de Westphalie ; mais l’Autriche convoitait depuis long-temps la Bavière, et, dans cette prévision, l’empereur Joseph II avait épousé Marie-Josèphe, sœur du dernier électeur, qui lui apportait en dot ses droits sur les propriétés allodiales. Cependant Marie-Josèphe étant morte sans enfans, comme son frère, l’empereur ne renonça pas à ses desseins. Il s’était assuré à Versailles de la neutralité de la France, et, au moment où l’électeur fermait les yeux, une armée autrichienne occupait ses états, tandis qu’un habile manifeste, rédigé par Kaunitz, réclamait