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les honneurs, et étudiant avec le même soin les monumens antiques et les institutions modernes. A Rome, il entra l’épée au côté dans le conclave, et, remarquant un prêtre vêtu d’une simple soutane noire, il lui demanda qui il était. « Un pauvre religieux qui porte l’habit de saint François, répondit celui qui s’appelait alors Ganganelli, et qui devait le lendemain s’appeler Clément XIV. Ainsi la Providence rapprocha un moment ces deux hommes qu’elle réservait aux mêmes destinées ! Peu de temps après cette rencontre fortuite, l’empereur eut une entrevue avec le grand Frédéric à Neiss, en Silésie. Depuis long-temps Joseph désirait connaître le héros dont la gloire honorait l’Allemagne, et qui venait de tenir en échec l’Europe entière par la fécondité et la souplesse de son génie. Frédéric parle de cette entrevue dans ses mémoires. « Le jeune prince, dit-il, affectait une franchise qui lui semblait naturelle, son caractère aimable marquait de la gaieté jointe à beaucoup de vivacité ; mais, avec le désir d’apprendre, il n’avait pas la patience de s’instruire. » Plus tard, quand Joseph II révéla toute l’étendue de ses desseins, le jugement de Frédéric se modifia, et l’on assure que le roi de Prusse avait fait placer dans tous les appartemens de son palais le portrait de l’empereur ; « car, disait-il, on doit toujours avoir l’œil sur un homme aussi actif. »

Une seconde entrevue des deux souverains à Nustadt, en Moravie, se rattache à l’un des plus grands évènemens de l’histoire contemporaine. Le démembrement de la Pologne y fut décidé dans des conférences secrètes de Frédéric et du prince de Kaunitz. L’initiative appartient tout entière au roi de Prusse, qui, par un calcul de profond politique, trouva ainsi le moyen de dédommager l’Autriche de la perte de la Silésie, de faire abandonner à la Russie les provinces danubiennes, et d’ajouter à ses états héréditaires des provinces riches et fertiles assurant à la Prusse ses approvisionnemens en blé, jusque-là incertains. Si le nom de Joseph II se trouva mêlé à cet acte odieux, il serait néanmoins injuste de lui en renvoyer la responsabilité. La première mesure importante du jeune empereur fut l’abolition de l’ordre des jésuites Malgre la violence de son aversion par cette société, il agit cependant envers elle avec une grande modération, par égard pour sa mère, dont la piété était plus fervente qu’éclairée. Frédéric, par une singulière affectation de tolérance, rassembla d’abord dans ses états les membres dispersés de l’ordre ; mais on fut bientôt obligé de les bannir, car leur seule présence agitait les populations et compromettait l’autorité royale dans les provinces catholiques nouvellement conquises.

En 1777, l’empereur voulût visiter la France, où l’attiraient de douces affections de famille et de vives sympathies pour l’école philosophique dont il avait adopté les doctrines avec tant d’ardeur. Joseph, suivant ses habitudes d’observation sérieux, voulut voir de près les hommes et les choses ; il dépouilla la dignité impériale, et, refusant les honneurs qu’on lui préparait à Versailles, il fit dresser son lit de camp dans un hôtel garni, et parcourut Paris en fiacre. Il admira les merveilles de notre civilisation, et chercha à se les approprier en les reproduisant à Vienne. L’abbé de L’Epée, qui poursuivait son œuvre sublime au milieu de l’indifférence publique, excita l’admiration de l’illustre voyageur, qui lui demanda d’envoyer à Vienne un de ses disciples pour y fonder l’école impériale des sourds et muets. Le comte de Falkenstein visita Buffon et Rousseau, et c’est un des plus grands spectacles de cette époque que