Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/725

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se mettre en scène ; mais une peinture seulement à demi vraie, à demi complète de la vie que mènent les obscurs soutiens de cet édifice aventuré, manquait jusqu’ici à l’immense collection des récits dont l’Inde a fourni le sujet.

Ce travail a d’ailleurs un autre intérêt. Dans je ne sais quelle tragédie moderne, un vétéran romain parle de l’indifférence avec laquelle la république accepte les dévouemens du plébéien : « Rome, dit-il, ne s’enquiert pas de mes rudes fatigues, de mon sang répandu sous ses drapeaux, »

Et, quand je meurs pour elle, ignore que je meurs.


L’Angleterre va plus loin, et dans son ingratitude impie, — nous avons eu occasion de le prouver, — elle méprise, elle insulte, elle avilit ceux qui meurent pour elle. Faut-il plaindre, faut-il admirer la constance hébétée, le dévouement inexplicable et stupide des hommes qui subissent, presque sans se plaindre, une si énorme iniquité ? Nous n’oserions le décider encore ; mais quand l’un d’eux, choisissant le moment où quelques sympathies ont éclaté en faveur des parias armés qui font de tous côtés prévaloir l’intérêt britannique, élève timidement la voix et cherche à les faire connaître, eux, leurs obscurs travaux, leurs griefs étouffés, leurs passions, leurs vices, leurs ambitions bornées, leur héroïsme ignoré, il a droit, selon nous, d’être entendu, entendu de nous comme des siens. Malgré la différence de nos institutions militaires, on ne peut nier que, souvent placés dans des conditions identiques, les soldats des deux pays n’aient des droits du même ordre à faire valoir, des plaintes pareilles à faire écouter. De même qu’en étudiant le sort des ouvriers de la Grande-Bretagne, nos publicistes en sont venus à s’éclairer sur le sort des travailleurs français, de même trouvera-t-on peut-être, dans ce journal d’un soldat indien, de quoi mieux connaître et mieux apprécier la situation physique et morale de nos combattans en Algérie. Les peuples sont frères en effet, les vérités sont proches parentes, et le rayon qui en tire une des ténèbres reflète plus ou moins sur toutes celles du même ordre sa bienfaisante et immortelle lumière.


E.-D. FORGUES.