Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/724

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

irréguliers et la police locale, doivent excéder trois cent mille hommes, et l’armée européenne, en comptant les soldats de toute arme, ne va pas tout-à-fait à trente mille. C’est justement un homme contre dix, et encore ne faisons-nous pas figurer, parmi les ennemis naturels de l’Angleterre, ces immenses populations que ferait sortir de leur torpeur indolente le canon d’une insurrection victorieuse au début.

Il faut maintenant prendre confié de notre staff-sergeant, qui revint en Angleterre, où, le 7 juillet 1845, il débarquait joyeusement à Gravesend. Au moment où le vaisseau qui le ramenait venait de laisser tomber son ancre, un joueur de cornemuse, debout sur le pont d’un bateau à vapeur, salua les arrivans de quelques airs nationaux : Auld lang Syne et Home Sweet home, éveillant ainsi dans leurs âmes mille sympathiques échos ; après quoi les officiers descendirent à terre, et quelques-uns d’entre eux revinrent le soir « glorieusement ivres. » Le génie anglais éclaté, à notre avis, dans ce contraste piquant de mélancolie et d’ardeur bachique.

S’il n’était parfaitement vulgaire de s’excuser, en terminant, sur la manière dont on a compris le sujet que l’on vient de traiter, nous dirions que, rassasié de ces brillantes fantaisies, de ces peintures à grand effet, que les romanciers et les poètes nous prodiguent à propos de l’Inde, nous avons voulu la montrer telle qu’elle apparaît, dans les districts les plus déserts et les plus sauvages, aux malheureux pionniers de la civilisation. Ces sables ardens où s’absorbent leurs sueurs et leur sang, ces villages, ces campemens ravagés par l’épidémie, ces jungles inondés et pestilentiels, ces vieilles cités que leurs nécropoles étouffent et qui semblent porter le deuil de leur splendeur passée, ces troupeaux de peuples serviles qui s’humilient devant toutes les conquêtes et vont au-devant de tous les jougs, offrent un assez triste tableau pour quiconque l’envisage sans préventions. Un observateur peu lettré, dont l’enthousiasme juvénile a été de bonne heure éteint par les mécomptes de la vie positive, qui dit ce qu’il a vu, ce qu’il a souffert, sans nulle emphase, mais sans nulle atténuation, n’est pas, dans une enquête de ce genre, un témoin à dédaigner. Assez d’autres nous ont raconté, nous raconteront encore la pompe sauvage des trônes que sapent les canons et la diplomatie de l’Angleterre ; assez d’autres s’amuseront à nous décrire les élégances et le luxe des Anglo-Indiens, les voyages en palanquin, les mollesses du harem, les splendeurs gastronomiques des dîners donnés par les nababs, la chasse au tigre, les bayadères, les délices de cette voluptueuse paresse que les esclaves partagent avec leurs maîtres, trop énervés pour être exigeans, trop soigneux de leur repos pour s’entêter à combattre l’inertie de leurs misérables serviteurs. Ce sont là les détails d’un tableau que ne se lassent point de reproduire, à leur retour de l’Inde, les employés enrichis, les femmes tourmentées du besoin de